Corps en miettes

1685

C’est dans le cadre des discussions autour de la révision des lois bioéthiques, qui devrait intervenir au plus tard en 2011, que Sylviane Agacinski publie chez Flammarion « Corps en miettes », un essai sur la question des mères porteuses. Aux sénateurs qui proposent d’encadrer cette pratique et à ceux qui souhaitent sa légalisation, elle répond : La barbarie a toujours été moderne, toujours nouvelle, toujours actuelle. Nous progressons parfois vers elle sans le vouloir, aveuglés par les « progrès » de la puissance technologique et les ruses du marché.

Sur 134 pages, la philosophe développe ses arguments. Non seulement la gestation pour autrui est une fiction thérapeutique car elle ne résout en rien les problèmes d’infertilité d’un couple, mais, surtout, elle rabaisse les personnes à l’état de choses. La mère porteuse qui loue son utérus met, neuf mois durant, son ventre à disposition d’autrui, mais également tout son corps et sa vie. Elle devient un outil vivant, instrument de procréation comme un four sert à cuire le pain et l’enfant, un produit acheté.

Annonce

Avec conviction, Sylviane Agacinski dénonce l’extension absolue, sans reste, d’une mentalité capitaliste dans un monde où les plus faibles sont ainsi naturellement les premières proies de tous les marchés humiliants, comme le marché du sexe ou pire, celui des organes. Désormais, même la procréation est soumise aux lois du marché puisque sperme, ovocytes et utérus se vendent et que derrière l’indemnité offerte aux mères porteuses ne se cache rien d’autre qu’une rémunération.

L’auteur dénonce d’ailleurs l’hypocrisie du langage en la matière. Dans l’expression gestation pour autrui, le premier terme impose l’idée d’une fonction séparable qui passe sous silence l’importance de l’accouchement et les risques auxquels s’expose une femme à cet instant, comme il dessaisit la mère porteuse de tout sentiment potentiel. Quant au deuxième terme, il donne au commerce des cellules les couleurs chaudes de la charité, un peu comme on s’efforce « d’esthétiser la prostitution » et de la rendre « romanesque ».

« Corps en miettes » est résolument le livre d’une militante aux propos parfois radicaux et, à ce titre, peut exaspérer. Pourtant, lorsque Sylviane Agacinski cite le cas de mères porteuses qui ont mis en vente leur enfant sur eBay ou recense les forfaits disponibles sur des sites californiens comprenant l’achat d’embryon, avec possibilité d’en choisir le sexe, et la gestation par une Indienne à moindre frais, elle éclaire sur les dérives possibles.

De même, l’auteur convainc sans peine lorsque, comparant à plusieurs reprises la gestation pour autrui avec la prostitution, elle dénonce une nouvelle annexion organisée du corps féminin et sa marchandisation : Comme la prostitution retire le sexualité à la vie intime pour la transformer en service disponible sur le marché, l’usage d’une femme comme gestatrice retire la maternité à la vie personnelle et privée pour la transformer en tâche, en service.

Enfin, Sylviane Agacinski enrichit sans conteste le débat en le soumettant à sa lecture philosophique. Elle interroge ainsi l’être humain sur ses tentations anthropotechniques comme sur les limites de son désir : Peut-être que l’impossible n’est plus recevable : l’impossible doit être impossible (…). Et, concernant la pratique des mères porteuses comme celle de la prostitution, où le service sexuel rémunéré implique en lui-même, pour qui se vend, de sacrifier la liberté de désirer pour se plier au désir d’autrui, et suppose ainsi une négation de soi, la philosophe rappelle qu’entre liberté individuelle et dignité des personnes et des corps, la seconde doit primer.

En livrant ainsi un réquisitoire sans appel contre la gestation pour autrui, la philosophe en appelle aux législateurs pour s’opposer à ce progrès qui a tous les traits d’une régression au nom d’une vision de l’humanité et de la civilisation.