Le congrès de la CAP à  New Delhi. Un souffle abolitionniste désormais mondial

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A New Delhi, en Inde, CAP International et sa représentante indienne, Apne Aap, ont permis, sur trois incroyables journées, du 29 au 31 janvier 2017, un rassemblement sans précédent. A la même table, 400 représentant.e.s de la société civile et des leaders venu.e.s de 30 pays et des 5 continents ont fait de ce Second congrès mondial contre l’exploitation sexuelle des femmes et des filles un moment marquant de l’histoire de l’abolitionnisme.

 The last girl first. En anglais, l’intitulé est percutant : la dernière fille en premier, ou comment mettre sur le devant de la scène le sort réservé aux filles, et notamment aux plus déshéritées et marginalisées. Deux ans après la première édition à  Paris (en novembre 2014), l’élan abolitionniste est encore monté d’un cran : survivantes de la prostitution, membres des basses castes et des minorités, migrantes et femmes de couleur, mouvements de jeunesse, syndicats, parlementaires, ONG du monde entier ont partagé leurs témoignages et leurs convictions, mais aussi leurs initiatives et expériences de terrain. Ouvert en musique avec un orchestre et une chanteuse indienne, le congrès a tout de suite donné le ton : malgré l’ampleur de la tâche dans une région du monde qui enferme dans les bordels des petites filles de 8 ans et ne compte plus les attaques à  l’acide qui défigurent les femmes, l’heure n’était pas aux lamentations. Au moment d’évoquer, ce 30 janvier, jour anniversaire de son assassinat, le souvenir de Gandhi, dont l’exemple inspire clairement les participantes indiennes, il s’agissait de croire à  l’action, pas seulement aux mots ; et de demander justice pour les plus exclues des exclues.

Ruchira Gupta, la fondatrice de Aapne Aap[[Ruchira Gupta a été décorée de l’Ordre du Mérite à  l’ambassade de France le 31 janvier.]], qui travaille à  l’intégration des filles des basses castes au système scolaire et à  leur accès à  la santé et au logement, a tenu à  rappeler que la prostitution est d’abord une question d’inégalités : entre les sexes, entre les races, entre les castes. Les témoignages des survivantes n’ont eu aucun mal à  le démontrer : Jackie Lynne, représentante des minorités aborigènes canadiennes, Fatima Khatoon, mariée à  l’âge de 9 ans à  un homme de 40, et Soni Sori, indiennes de la communauté Adivasi. Nous ne choisissons pas la prostitution, c’est la prostitution qui nous choisit, a dit la première. Certaines revendiquent le « métier » parce qu’il est inutile de pleurer dans une société qui ne vous écoute pas, a ajouté la deuxième, qui a décrit l’enfermement des jeunes filles dans les bordels et les policiers y ramenant celles qui s’enfuient.

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La dureté, pour ne pas dire l’atrocité de certains témoignages, parfois jusqu’au difficilement soutenable, a mis en exergue l’universalité de l’exploitation prostitutionnelle et son lien avec les autres violences, viols, incestes et harcèlement. L’actrice américaine Ashley Judd, ambassadrice du Fond des Nations Unies pour la Population et elle-même survivante de viol et d’inceste, était venue ouvrir le congrès. De ces femmes, auxquelles s’était jointe Rosen Hicher pour la France, montait une force impressionnante : Dee Clark, l’américaine prostituée à  12 ans, dont l’enfance et l’adolescence n’ont été que violences, drogue et alcool ; Grizelda Grootboom, à  la flamboyante personnalité et au rire décapant, décrivant, dans un silence total, l’horreur des bordels d’Afrique du Sud ; Rama Reddy, l’Indienne s’excusant d’avance en hindi de pouvoir se mettre à  pleurer en parlant ; Rachel Moran, l’Irlandaise, expliquant que la prostitution n’est pas le problème compliqué que l’on prétend : Non, c’est une question très simple ; un homme paye parce qu’une femme ne veut pas de rapport sexuel avec lui. Si elle voulait, il n’y aurait pas d’argent. ; Shanie Roy, la jeune québécoise, prostituée de 15 à  19 ans, déjà  porteuse d’une détermination et d’une parole que plus rien n’arrêtera. Anjali Daimari, du Forum pour la Justice pour les femmes Bodo (une minorité de l’Etat d’Assam), a profité du congrès pour lancer un appel au Gouvernement afin qu’il vote la loi en discussion destinée à  prévenir, protéger et réhabiliter les victimes de l’exploitation sexuelle.

Une région du monde gravement touchée par la traite des filles

L’après midi du 30 janvier a ensuite permis de dresser un état des lieux de la situation dans les SAARC (Inde, Népal, Bangladesh, Bhoutan et Pakistan) et des circuits de traite du Népal ou du Bangladesh vers l’Inde et le Pakistan mais aussi vers les pays du Golfe et du Moyen-Orient. L’occasion de réaliser qu’au-delà  de la situation désastreuse telle que nous la percevons depuis l’Occident, de multiples ONG mettent en place des actions concrètes et courageuses. Le congrès a ainsi accueilli des intervenantes menacées de mort du fait de leur engagement contre les proxénètes et trafiquants, telles que Triveni Acharya, directrice de la Rescue Foundation qui sauve 500 femmes et filles chaque année et possède aujourd’hui quatre abris en Inde. De son côté, le représentant de Maïti Népal a décrit l’ampleur de la traite qui atteint les femmes et les filles de son pays ; 16.500 d’entre elles en auraient été victimes ces deux dernières années (le séisme de 2015 n’a fait qu’aggraver la situation) et Kathmandu compterait à  lui seul 12.000 lieux de prostitution tels que salons de massage, pseudo restaurants ou lieux de spectacle. Face à  ce puits apparemment sans fond, création d’abris, actions d’empowerment et de prévention se multiplient et les résultats sont encourageants.

Un apport marquant des syndicats et des politiques

Le 31 janvier, une table ronde a rassemblé des représentant.e.s des syndicats venus dénoncer unanimement le concept de travail du sexe. On ne s’attend pas forcément à  voir, aux côtés de Sabine Reynosa de la CGT et d’Ana Maria Corral, de l’UGT espagnole, Shri Shiv Ghopal Mishra, du syndicat des chemins de fer indiens, prendre position contre l’exploitation sexuelle des femmes et même se prononcer pour la pénalisation des « clients » ; ou Shaktimaan Ghosh, du syndicat des petits métiers de la rue, expliquer que la question a été intégrée à  l’agenda. Le droit à  un travail digne semble être devenu une exigence défendue par des interlocuteurs de plus en plus nombreux.

Dans ce programme chargé, les politiques n’étaient pas en reste. Des parlementaires de tous horizons avaient fait le voyage pour discuter des meilleurs modèles législatifs, dont Catherine Coutelle, députée française à  l’origine, avec Maud Olivier, de la loi du 13 avril 2016 ; Mary Honeyball, connue pour son fameux Rapport européen[[Rapport Honeyball du Parlement Européen (4 février 2014) sur l’exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences sur l’égalité entre les femmes et les hommes.]], Gavin Shuker du Groupe Parlementaire sur la prostitution au Royaume Uni et Per Anders Sunesson, ambassadeur suédois pour la lutte contre la traite. Leur apport ne pouvait que réconforter les personnalités indiennes présentes : notamment Swati Maliwal, chef de la Commission pour les Femmes de Delhi qui n’a pas craint en 2016 de mettre en cause publiquement un ministre dans une affaire de réseau de prostitution, et Nafisa Shah, du Pakistan, aux prises avec la banalité des viols et agressions sexuelles et l’islamisation de son pays : de toutes jeunes femmes que ni les menaces ni le pire obscurantisme ne semblent pouvoir intimider.

C’est avec un retard conséquent, étant donné la densité du programme, qu’ont débuté les deux ateliers clôturant le congrès : l’un sur les mouvements de jeunes pour l’abolition a rassemblé onze jeunes femmes venues de France, d’Espagne, de Suède, du Liban, du Canada et de toute l’Inde pour dire leur détermination à  ne rien lâcher sur ce combat fondamental à  deux titres : parce que les jeunes sont les premières victimes de la prostitution et de la traite et parce que leur génération défend de nouvelles conceptions de l’égalité et de la sexualité. La vigueur des interventions a montré à  quel point la relève abolitionniste est assurée… L’autre atelier consacré aux nouvelles technologies, animé entre autres par Claire Quidet et Lorraine Questiaux, respectivement porte parole et avocate du Mouvement du Nid France, et le professeur Nair, expert indien sur la traite, a tenté de montrer en quoi Internet peut aussi être un outil abolitionniste. La campagne Girls of Paradise y a tout particulièrement rencontré l’intérêt du public.

De cette importante rencontre, on retiendra deux idées fortes : celle de l’avancée inexorable du combat abolitionniste mais aussi, plus largement, celle de la prise de parole des femmes. Partout sur la planète, en ce début de 21e siècle, et quelles que soient les conditions qui leur sont faites, les femmes parlent, décidées à  ne plus subir. Le Congrès de New Delhi en a été une parfaite et très revigorante illustration.