Francia, de Nancy Huston

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Le sujet n’a jamais quitté Nancy Huston : le sexe, le pouvoir, l’écriture, le corps des femmes. Dans Mosaïque de la pornographie, en 1982, elle parlait du « client » comme de celui qui « perpétue l’oppression politique la plus institutionnalisée du monde. » Depuis, Nancy Huston a souvent trempé sa plume dans l’encre noire de la prostitution.

Paru aux Editions Actes Sud, 2024

Après la mort de Nelly Arcan, écrivaine et prostituée québécoise, Nelly Huston s’étonnait de l’engouement des intellectuels 1https://www.liberation.fr/societe/2011/09/22/il-y-a-deux-ans-disparaissait-une-fille-de-joie_762828/ pour l’expression « travailleurs du sexe » : « comme ça, ils sont tranquilles : il s’agit d’un travail, d’une transaction entre adultes consentants. (…) l’acte est contractuel et personne n’a à venir y mettre son nez, surtout pas les féministes ou les flics. »

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Et plus loin : « Métier comme les autres ? Foutaises. » Ou encore : «Les ouvriers aussi vendent leur corps ? Certes… sauf que vendre ses bras et vendre son cul ce n’est pas pareil. On montre ses bras dans la rue, pas son cul, et pour cause. »
Dans sa préface à Burqa de chair2Burqa de haine, Seuil 2011 de la même Nelly Arcan, elle osait comparer esclavage des Noirs, prostitution et pornographie et n’avait pas peur d’écrire : « même si certains esclaves se disaient satisfaits de leur sort, il fallait vraiment mettre fin à l’esclavage. »

Aurait-elle tourné sa veste ? Un exercice d’admiration pour Grisélidis (Reine du Réel, Lettre à Grisélidis Réal, Nil, 2022), prostituée suisse et égérie du « travail du sexe », et maintenant pour Francia, « TDS ». Disons que Huston est écrivaine et entre dans la peau de ses personnages. Ce qu’elle aime avant tout, ce sont les guerrières, réelles ou de fiction ; celles qui ont subi la violence des hommes et de la société. La prostitution n’est que le couronne- ment de cette dévastation.

Francia, prostituée colombienne au Bois de Boulogne

« Longtemps je t’ai détestée », dit-elle à Grisélidis, pour avoir été celle qui ne juge pas les messieurs, « celle qui accepte avec le sourire leur tout et leur n’importe quoi.» Mais c’est à la poétesse qu’elle s’adresse, et surtout à la rebelle, dans un livre qui rend à son héroïne toute sa complexité, toute sa chair : un mélange d’admiration et de lucidité capable de rendre à « Gri » le mérite de sa résistance aux violences tout en n’étant pas dupe de son entreprise : s’interdire de dénoncer « l’insoutenable de la prostitution », transformer l’auto-destruction du « travail du sexe » en « flamboyante victoire ».

Aujourd’hui, avec Francia, elle fait le récit de la journée d’une prostituée trans d’origine colombienne au Bois de Boulogne : un parcours sensible sur son enfance, ses douleurs, son humanité, et là aussi sa rage de vivre, sa résistance au malheur.

Le tragique, le comique. Huston dit l’exil, la peur et les viols, la traite des femmes, la mort par overdose comme les dévotions à Sainte Rita. Francia, qui s’affirme comme « TDS », a l’art de « minimiser les déboires » pour garder la tête haute. Ce quotidien retracé avec justesse, Huston l’entrelace avec le portrait minute de dix-sept « clients », comme une photo de l’air du temps : des hommes lambda, avec leurs contradictions, leurs stéréotypes ; leurs « bonnes raisons ».

À l’arrivée, comment ne pas les comprendre, et même les absoudre ? À la place de la lucidité, de la clarté dont elle avait toujours fait preuve, Huston installe la confusion. Emportée par sa compassion, elle va même jusqu’à relayer les poncifs du catéchisme TDS. En pénalisant les « clients », la loi de 2016 aurait forcé Vanesa Campos, tuée au Bois de Boulogne en 2018, à se cacher dans les coins sombres.

Nancy Huston, dont nous apprécions les grandes qualités d’écrivaine et la capacité d’analyse, sait pourtant bien que les agresseurs, majoritairement des « clients », n’ont pas attendu les années 2010 pour trucider les femmes les plus vulnérables de toutes, livrées nuesàlaforêtetàlanuit;etquela présence de lampadaires n’a jamais suffi à les sauver.

 

 

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.