L’intime et le marché

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Voilà  un livre essentiel, une somme. Enfin un ouvrage philosophique, lisible et fouillé, qui assoit solidement les principes et fondements de l’abolitionnisme.

Rhéa Jean, philosophe québécoise, y expose en quoi la prostitution mine l’autonomie des femmes, sur le plan de leur sexualité comme de leur place dans le monde du travail, ainsi que leurs droits durement acquis contre le viol et le harcèlement sexuel. Elle y défend le concept d’autonomie sexuelle qu’elle contribue activement à  construire.

Pour elle, il s’agit de mener deux luttes complémentaires : permettre et valoriser l’expression d’une sexualité authentique mais aussi lutter contre l’exploitation sexuelle. Face aux ultra- libéraux qui défendent la prostitution au nom des libertés, elle forge un nouveau modèle qui inclut la dimension relationnelle et le souci de l’autre.

Annonce

L’auteure questionne le problème de l’argent dans la sexualité et celui de la sexualité dans le monde du travail. Toute sa réflexion s’articule autour du fait que, dans la prostitution, c’est la rémunération de l’acte sexuel qui pose problème. Loin d’être la légitimation qu’il prétend être, le paiement est le moteur même de la contrainte : la personne dans la prostitution dit d’abord « non » à  la rencontre sexuelle par le fait de ne pas être accessible autrement que par l’argent. Ainsi, la prostitution dépend, non pas d’un consentement préalable (…) mais d’un refus initial.

À l’heure où fait rage la guerre des concepts, Rhéa Jean ne perd jamais de vue les réalités sociologiques de la prostitution. C’est l’œil rivé sur la féminisation de la pauvreté et le manque d’alternatives pour les femmes qu’elle renvoie les libertariens à  leurs omissions et contradictions. Obsédés par le combat contre les conservatismes, ils négligent les nouvelles formes des idéologies capitalistes et patriarcales et les oppressions qu’elles génèrent. Chantres d’une sexualité libre d’entraves, ils défendent paradoxalement le fait d’imposer des actes sexuels non désirés à  des milliers de femmes, vantant pour elles le choix de ne pas avoir le choix de leur sexualité.

L’auteure pose alors la question : le plus brimant est-il d’être empêché de vivre un acte sexuel désiré ou le fait de se voir imposer un acte sexuel ? Opter pour la première solution, c’est légitimer le viol. Pour elle, les libertariens sont bien du côté de ceux qui ont le pouvoir (« clients ») et non de ceux qui sont socialement vulnérables.

En toute incohérence, ils soutiennent que la prostitution serait dans le continuum de la libération sexuelle, et aussi un travail mécanique pas différent du travail à  l’usine. Ils disent lutter contre la violence sexuelle (non rémunérée) mais acceptent celle qui est rémunérée. Ils amalgament droit à  l’homosexualité et droit à  la prostitution, confondant des actes relevant de l’autonomie réciproque des partenaires et des actes relevant de la coercition.

Enfin, en accusant les abolitionnistes de nier aux personnes prostituées leur agentivité (capacité d’être en conscience auteurEs de ses actes), ils feignent de confondre capacité mentale des personnes et possibilité sociale.

Rhéa Jean fait justice d’arguments éternels. Un choix ? Au mieux un choix de gagne-pain, mais pas un choix sexuel. La prostitution n’est pas une orientation sexuelle mais une façon de gagner sa vie, et ne peut donc être assimilée à  la «vie privée». Le choix est celui du « client », responsable de causer à  autrui des torts sur le plan de la santé physique et psychique. Quant au consentement, la notion est insuffisante, sans égard pour la façon dont il est obtenu ni pour l’impact que la prostitution peut avoir sur les personnes.

Rien n’échappe à  sa grille de lecture serrée. La propriété du corps ? Nous ne possédons pas notre corps, nous sommes notre corps. L’idée de contrat, qui suffirait à  placer les acteurs à  égalité ? L’exemple du contrat de mariage, historiquement garant de l’inégalité entre hommes et femmes, la fait voler en éclats. Un contrat prostitutionnel est l’affirmation de la même inégalité : sexualité masculine qui doit faire l’objet de soins particuliers, sexualité féminine qui doit être un service rendu à  l’homme.

S’appuyant sur une analyse de la sexualité, qu’elle examine dans ses différentes conceptions philosophiques (rationaliste, romantique, psychanalytique, libérale et féministe), elle en réaffirme l’importance comme fondement de notre identité, de notre intimité et de notre rapport à  l’autre. Légitimement, la question se pose : Si l’expression de la sexualité est importante pour le client de la prostitution, on voit mal pourquoi elle ne le serait pas pour les prostituées.

La prostitution représente un archaïsme (en instituant un devoir sexuel supprimé dans le mariage), un marché toxique dont le seul résultat est d’aggraver les problèmes des personnes concernées et de renforcer des stéréotypes nuisibles sur les femmes.

L’auteure insiste sur l’indispensable étanchéité entre sexualité et monde du travail. La prostitution représente le degré suprême du harcèlement sexuel au travail, pourtant condamné par la loi. La reconnaître ouvrirait la voie à  une sexualisation du travail source de dérives et un recul majeur pour toutes les femmes.

Si les ultra-libéraux ne veulent pas de l’État dans la chambre à  coucher, les abolitionnistes n’y veulent pas non plus du marché ni du monde du travail. Ce qu’ils et elles veulent, c’est davantage d’alternatives pour les femmes.

Face à  ce qui relève de l’inégalité et de l’injustice, Rhéa Jean propose donc d’affirmer de nouveaux droits : le droit à  la spontanéité en matière de sexualité, pouvoir changer d’idée à  tout moment et exprimer ses préférences. La réciprocité : pouvoir être à  la fois sujet et objet, que l’on soit homme ou femme, sujet de relation et objet de désir.

Ces exigences, seul le choix abolitionniste peut les promouvoir ; de même que la liberté sexuelle pour touTEs, y compris pour les plus pauvres, les plus marginalisés et les plus discriminés.

Le dossier est documenté et pleinement convaincant. On ne peut que regretter le peu d’échos qu’il reçoit…

L’édition papier est épuisée mais le livre est disponible au format numérique sur le site de l’éditeur.

Il y a plusieurs années, en 2007, Rhéa Jean nous avait accordé un interview : àŠtre abolitionniste, c’est défendre la liberté sexuelle !

Cet article est paru dans le numéro 18Prostitution et Société. Pour nous soutenir et nous permettre de continuer à  paraître, abonnez-vous!