Vivre sa vie

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Un film sans complaisance sur la prostitution, un chef-d’œuvre cinématographique.

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Tels sont les termes choisis et mis en forme par Jean-Luc Godard pour la bande-annonce de son film, sorti en 1962. Un film sans complaisance sur la prostitution, un chef-d’œuvre cinématographique.

Sans emphase et distancée. La description de la trajectoire de Nana tient presque du documentaire. L’entrée dans la prostitution est finement observée. Les conditions sociologiques sont plantées : une femme seule, Parisienne, sans proches et sans argent. Elle fait le choix de se séparer de son compagnon pour suivre ses aspirations. Son travail de vendeuse ne suffit pas à subvenir à ses besoins. D’autres femmes, comme on le voit dans le film, subissent les mêmes limitations. Je me défends, ainsi que le formule une autre jeune femme qui se livre à la prostitution pour survivre avec ses deux enfants.

Presque sans domicile, elle évolue dans des lieux transitoires tels les cafés. Elle est sans refuge, sans repli possible, toujours en terrain nu, son regard d’ailleurs semble fuir la caméra. D’abord, Nana recourt aux hommes pour combler les fins de mois. Ses sorties, ses dîners sont sans joie, clairement inscrits dans un rapport de domination économique. L’absence d’intimité, la sécheresse des rapports caractérisent ces rencontres marquées par l’utilitaire. Elle rêve de cinéma et de théâtre, un homme lui propose de poser nue pour des photos pornographiques.

D’occasionnelle et « artisanale », la prostitution se professionnalise sous la coupe d’un maquereau. Cette rencontre ne tient pas au hasard, Nana est introduite par le biais d’une connaissance, qui fait office d’entremetteuse. Le personnage du maquereau n’est pas reluisant : sans envergure ni états d’âme, il jouit avant tout de sa position de force.

L’ironie et la dérision se font mordantes quand sont dépeintes les conditions de travail de la prostituée. Dans une traversée de Paris, en voix off, un ton mécanique répond aux interrogations candides de la nouvelle recrue et énonce le nombre de passes, les revenus, l’hygiène, les vacances : le proxénète est même tenu de sortir une fois par mois la prostituée au cinéma. Ce jour de repos est aussi l’occasion de la visite médicale obligatoire.
La partie documentaire de cette description s’appuie sur l’ouvrage de Marcel Sacotte Où en est la prostitution ? (1959).

La première passe est aussi marquante par sa justesse. Le malaise de Nana est palpable, ses gestes hésitants. Elle ne sait pas chiffrer le montant de la passe et dit au client, combien voulez-vous me donner ? Une fois la transaction établie, il essaie de l’embrasser avec insistance, elle se détourne à chaque fois. La scène s’apparente à un viol.

La mise à prix sera ensuite fixée par le proxénète. La question de l’argent perd son aspérité tant il entre dans les rouages bien huilés de l’exercice. Loin de toute vision convenue, Godard s’amuse à disséquer les lieux privilégiés de cette activité si fantasmée : la chambre d’hôtel, les rideaux, les tables de nuit, les serviettes, le savon. L’érotisme est glacé, les femmes nues, mortifères et le plaisir absent.

La bande-annonce de Godard tient ses promesses : Nana traverse effectivement tous les sentiments humains profonds possibles. De la détresse à la solitude, en passant par l’état amoureux, elle connaît ainsi des moments de grâce. La justesse psychologique du personnage tient aussi à ses paradoxes. Son entrée dans la prostitution l’affranchit d’un certain nombre de peurs dans son rapport aux hommes : n’étant plus respectable, elle n’a plus à se cacher. Elle peut circuler librement et aborder qui elle veut.

Dans une très belle séquence, elle évoque aussi son libre-arbitre dont le ton décalé révèle cruellement la fragilité. Le proxénète en effet s’apprête à la cueillir comme un fruit mùr. Moi, je crois qu’on est toujours responsable de ce qu’on fait. Je lève la main, je suis responsable. Je tourne la tête, je suis responsable. Je suis malheureuse, je suis responsable. Je fume une cigarette, je suis responsable. Je ferme les yeux, je suis responsable. J’oublie que je suis responsable mais je le suis. Après tout, tout est beau, il n’y a qu’à s’intéresser aux choses et les trouver belles. Après tout, les choses sont comme elles sont. Un message est un message, des assiettes sont des assiettes, des hommes sont des hommes et la vie c’est la vie.

La théâtralisation, le découpage du film en douze tableaux, contribue à cet effet de mise à distance constant. Comme on souffle une bougie, ainsi que le décrit le critique de cinéma, Jean Narboni, chaque tableau s’achève par un fondu au noir. Le dernier tableau, plus haletant, s’achève sur la mise à mort de Nana. C’est le seul où l’unité d’action et d’émotion n’est plus tenue. Il débute sur la déclaration d’amour d’un jeune homme pour Nana, puis la remise au pas de Nana par son proxénète, puis dans le même tableau, on assiste à son assassinat. Cette mort est soudaine et d’une sécheresse qui saisit.

Vivre sa vie n’a rien d’un plaidoyer mais tout y est juste. C’est par le biais de cette situation d’oppression à la fois ordinaire et extrême qu’est la prostitution que Godard s’empare de ses thèmes de prédilection. Dès le début du film, la citation de Montaigne Il faut se prêter aux autres et se donner à soi-même donne le ton. Est-ce qu’on se prête, est-ce qu’on se donne dans un monde régi par l’argent ? Quelle est la marge de manœuvre ?
Nulle complaisance dans ce film, les rapports de domination sont clairement entendus. On pourrait appliquer les paroles de Godard sur le cinéma à la trajectoire de Nana : J’ai toujours fait et voulu faire ce que je voulais dans les limites de ce que je pouvais. Sauf que pour Nana l’étroitesse de la cage rend l’envolée limitée.