Patricia Kouakou, médiatrice culturelle à  l’ALC

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« Au Nigéria, les filles portent le poids des familles »

L’ALC, qui accueille et protège les victimes de la traite, a choisi de travailler avec une médiatrice nigériane afin de construire les bonnes réponses à  des problématiques qui bousculent les représentations traditionnelles. Depuis sept ans, Patricia Kouakou a un rôle clé pour établir les ponts avec ces femmes nigérianes sous emprise et les engager à  se rendre à  l’association pour sortir de l’enfermement des réseaux.

Quel accueil vous réservent ces jeunes femmes sur les lieux de prostitution ?

On leur a dit de ne faire confiance à  personne. Il faut donc du temps pour qu’elles se confient. Parfois on sent une envie de parler, vite réprimée à  cause de la présence du groupe. Mais quand j’entre en contact avec elles, dans leur langue, le pidgin english[[Anglais de la rue, un peu l’équivalent du créole pour la langue française]], en deux minutes, elles se détendent et se mettent à  rire. Il y a une réelle demande de leur part, elles ont besoin de bienveillance. Je constate qu’elles sont de plus en plus jeunes, les proxénètes jugent qu’elles sont plus faciles à  manipuler. Maintenant qu’il y a plus d’informations sur les risques de traite, certains leur disent de ne pas en parler à  leur famille qui pourrait les empêcher de partir : « Tu leur feras la surprise »!

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Le mythe de l’Europe est encore très vivace ?

La vie est très difficile au Nigéria. Au début, les femmes partaient pour cueillir des tomates en Italie ou bien elles achetaient des bijoux pour les revendre en Europe.
On leur a toujours fait des promesses de meilleure vie. L’Europe représente toujours la prospérité et la richesse. On ment à  ces jeunes femmes. Si on leur disait la vérité sur ce qui les attend, beaucoup préfèreraient mourir dans la pauvreté.

Comment expliquer le départ de tant d’entre elles ?

Les filles portent le poids des familles, notamment la fille aînée qui a la charge de ses frères et sœurs. Le père est absent, on n’a pas assez pour nourrir tout le monde, une pression énorme pèse sur elle. On lui donne l’exemple d’une famille voisine qui a fait construire parce qu’une des filles est partie en Europe. Elle se sent responsable ; tout le monde place son espoir en elle pour sortir de la pauvreté. Elle est un peu l’agneau sacrificiel ; on lui fait confiance, elle ne veut pas décevoir. Quand elle découvre à  quel point elle a été trompée, c’est difficile pour elle de revenir en arrière.

Ces jeunes femmes envoient beaucoup d’argent à  leurs familles ?

Ce n’est qu’après avoir fini de payer leur « dette », une fois leur liberté rachetée, que les victimes de la traite peuvent envoyer de l’argent à  la famille. Au Nigéria, il n’y a pas de protection sociale. L’argent de l’étranger représente une aide importante pour payer les frais de scolarité, de santé, les loyers. Le médecin ne vous examine même pas si vous n’avez pas d’argent. Pour un appartement, il faut verser un an de caution, cash. Et le propriétaire peut subitement augmenter ses tarifs de 50 %. Trouver un travail est difficile, parfois pour un salaire de 7.000 nairas, soit 30 €. Quand une femme dit « ma fille est en Europe », tout le monde est sùr qu’il n’y a plus de problème.

C’est le rituel du « juju » qui empêche les femmes de se rebeller ?

L’emprise du juju est énorme mais ce n’est pas la seule explication. Culturellement, elles ont un rapport à  l’argent différent. Au Nigéria, lorsqu’on part en apprentissage, non seulement on est serviteur et on n’est pas payé, mais on verse une somme. Même si elles souffrent, les femmes trouvent logique de payer la personne qui a eu la « gentillesse » de leur avancer de l’argent pour pouvoir aller en Europe. De plus, elles ont un grand respect pour les madams. Au Nigéria, il y a 244 ethnies différentes mais toutes se ressemblent dans le respect qu’elles portent aux personnes plus âgées. Une jeune femme doit obéissance à  celle qui a ne serait-ce que six mois de plus, donc une « mama » ou une « sister », termes qui ne désignent pas forcément des liens familiaux.

Qu’en est-il de la sexualité au Nigéria ? On dit que les jeunes filles peuvent échanger des relations sexuelles contre des cadeaux!

Elles peuvent en effet avoir des relations sexuelles en échange de quelque chose. Les hommes aiment bien montrer qu’ils sont capables d’entretenir une femme. Ils offrent des cadeaux, de belles chaussures, c’est leur fierté. Donc, pour certaines, l’idée d’échanger du sexe contre de l’argent, c’est juste avoir des rapports avec plusieurs amoureux. Elles pensent qu’elles vont gagner vite et facilement la somme à  rembourser ; d’autant qu’on leur parle de 50.000 nairas (200 €) alors qu’il s’agit de 50.000 euros. Ce type de relations n’a rien à  voir avec la prostitution qu’elles ont à  subir en arrivant en Europe.

Pourquoi les madams leur vendent-elles de faux récits à  délivrer aux préfectures ?

Ce qui intéresse la proxénète, c’est de démultiplier ses gains. Le faux récit, que la jeune femme peut payer jusqu’à  500 €, n’est pas fait pour l’aider mais pour gagner du temps. Il lui permet de toucher l’ADA2 et donc de commencer à  rembourser la dette. Les recours prennent des mois et les jeunes femmes restent en situation précaire. En fait, les proxénètes n’ont pas intérêt à  ce qu’elles aient des papiers, ce qui peut les encourager à  devenir plus autonomes! Les madams sont gagnantes sur tous les fronts ; elles payent 400 € un logement qu’elles louent à  5 femmes à  raison de 250 € chacune. Ces dernières payent tout : la nourriture, les charges. Les madams ont le contrôle sur tout, surveillent leurs contacts entre elles et avec l’extérieur, leur interdisent d’appeler leur famille, sauf une fois par mois en leur présence. C’est un système impitoyable. Une jeune femme a été égorgée par un client en Espagne. Sa madam est quand même allée réclamer la dette à  la famille en l’accusant d’avoir fugué et donc d’être plus ou moins responsable de son sort.

Quels sont vos moyens d’action face à  un système aussi verrouillé ?

Je ne peux pas leur conseiller de cesser de payer. Je suis trop consciente du fait qu’il y a des menaces sur les familles, des incendies, des meurtres. Parmi celles qui sont protégées dans le dispositif Ac.Sé3, certaines ont perdu des membres de leur famille de façon « accidentelle »! Une femme que nous suivons a arrêté de rembourser. Sa mère a été interpellée au Nigéria et elle est en prison ; on lui a réclamé la dette de 40.000 € de sa fille. Il faut savoir que les serments dans les temples Ayelala ont une valeur juridique ; c’est le droit coutumier. Sa fille a déposé plainte, nous essayons de voir comment solliciter la Naptip4, agence chargée de la lutte contre la traite au Nigéria. Pour ce qui est de mes moyens d’action, je propose des négociations. Je pense à  une jeune femme qui a fait des études à  l’université et qui est coincée dans la prostitution à  cause du juju. Je lui suggère de renégocier ; au lieu de 1000 € tous les dix jours, 200 € tous les mois. Elle était venue sur la promesse de gérer une entreprise. Pour l’aider à  sortir de l’emprise, je lui explique qu’on lui a menti et que donc le rituel est caduque. Souvent ça marche.

Est-il possible pour ces femmes de rentrer ensuite dans leur pays ?

Celle qui retourne au pays risque d’être rejetée par sa famille pour ne pas avoir été capable d’améliorer son niveau de vie. Et en tant qu’ex prostituée, elle est vue comme porteuse de maladies ou comme stérile et elle ne peut pas envisager une vie sociale normale ni un mariage. Il y a un stigmate pour toute la vie. Elle porte un double poids, celui du réseau et celui des croyances et des mentalités. Mais attention ; autant avoir été prostituée est tabou, autant c’est maintenant un objet de respect quand il y a beaucoup d’argent à  la clé!

Où en est la prise de conscience au Nigéria ?

Il y a des campagnes de sensibilisation dans les écoles et des affiches à  l’aéroport pour mettre en garde contre les méthodes des trafiquants. Mais les réseaux continuent de tromper les femmes et d’acheter la police. Heureusement ces histoires de faux papiers font tellement de bruit qu’il y a maintenant un bureau officiel avec tampon de l’Etat. Les choses commencent à  changer! En tout cas, ici, en sept ans, jamais je n’ai rencontré une seule femme qui ait aimé la prostitution ou qui l’ait envisagée à  long terme. Je souffre de l’image déplorable que cette traite donne des femmes de mon pays.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.