À l’occasion de la réalisation de notre dossier « Les survivantes de la prostitution » (Prostitution et Société n°196), nous avons rencontré Jeanne Cordelier, autrice de La Dérobade, qui, si elle même n’endosse pas cette appellation, est l’une des premières à avoir parlé, il y a plus de 40 ans déjà.
Voici l’une des toutes premières « survivantes » même si le mot la fait tiquer. En 1976, son livre, La dérobade, a été un phénomène littéraire. Celle pour qui « se prostituer, c’est comme vivre un éternel hiver » y racontait crùment sa vie de prostituée tombée aux mains d’un mac : la violence, la peur, la crânerie. Avec une liberté et une force sans pareil. Nous l’avons rencontrée quarante-deux ans après!
Ecrire « La dérobade », c’était vital ?
J’ai eu besoin de faire éclater le silence. Sur les réalités de la prostitution, tout le monde avait du scotch sur la bouche. J’en avais trop vu, trop entendu, trop vécu, pour ne pas le partager. Tout est sorti ; comme un abcès qu’on crève. Il fallait que je crie. J’aurais été capable de tuer pour que la vérité sorte. Je m’étais dit, je vais gagner ; ceux qui m’ont salie, je vais leur cracher dessus. L’écriture, c’est ce qui m’a fait naître. Je me souviens du jour où je suis passée devant chez Gallimard et où j’ai vu mon livre dans la vitrine. J’ai pleuré. Et je me suis dit, je les ai eus !
Vous avez écrit ce livre dans des circonstances assez! romanesques ?
J’ai vécu à New York avec mon mari de l’époque, mac et trafiquant d’héroïne. Il était menacé de mort, on l’a placé en quartier de sécurité et moi j’ai atterri comme bonne à tout faire au Canada. J’ai dit : je veux bien faire le ménage mais à condition de pouvoir écrire. C’est là que j’ai commencé La dérobade. Ensuite, avec Paul Guimard qui était conseiller chez Hachette, nous nous sommes dit qu’il fallait une préface au livre. C’est moi qui ai demandé à Benoîte Groult1. Elle m’a dit que le sujet lui faisait peur et qu’elle ne voulait pas parler de ce qu’elle ne connaissait pas. Et puis elle y a réfléchi. Et elle a tout compris. C’est ce qui a donné cette préface extraordinaire.
Le succès a été considérable. Unique dans les annales sur pareil sujet!
L’impact a été énorme. Plus d’un million d’exemplaires ont été vendus et le livre a été traduit en 19 langues. Je le savais, je le voulais. J’étais dans un tel état de colère, de vengeance. Moi qui avais été prostituée, je me retrouvais sur les plateaux de télé. Dans l’ensemble j’ai été bien reçue dans les médias, mais parfois j’ai aussi eu droit aux vacheries, notamment à Apostrophes2. Bernard Pivot m’a présentée comme Jeanne Cordelier, prostituée, m’a lancé : « Vous aimez les partouzes ? ». J’en ai eu les larmes aux yeux. Il a attaqué sur ma mère, mon père. Moi, j’étais là avec mon trac, devant des millions de spectateurs. Mes parents étaient devant leur télé, comment les aurais-je démolis en public ? C’est un souvenir douloureux. Tout de même, je me suis laissé griser par le succès. Mais peu à peu je suis revenue à la réalité ; et toute ma vie, j’ai continué à écrire.
Le contexte était particulier dans les années 1970, avec le mouvement des prostituées ?
En 1975, elles ont occupé les églises dans plusieurs villes de France. Je ne leur ai pas apporté ma voix parce que j’ai toujours été abolitionniste, profondément. Les meneuses de l’époque, qui se rebellaient contre les PV et militaient pour un statut, ne m’aimaient pas. Pour moi, leur discours s’arrêtait à mi chemin. Grisélidis Réal3 ne comprenait pas ma démarche de dénonciation radicale ; je ne comprenais pas la sienne, elle qui est restée prostituée jusqu’à 60 ans et qui revendiquait la prostitution. Quant à Ulla4, elle a dit un jour à la télé que je racontais n’importe quoi. J’étais seule. D’ailleurs, j’ai toujours tout fait seule. Je n’ai jamais eu affaire à aucune organisation.
Et sur le fond, quel impact ? Vous dénonciez les violences, le sadisme, les « tentacules visqueuses qui vous fouillent », le « besoin maladif de vous décrasser », le fait de vous sentir « salie, abîmée, complètement gâchée »!
Rien. Le livre a fait énormément de bruit et en même temps il n’a rien fait bouger du tout. On était dans les années 1970, la société n’était pas prête à remettre la prostitution en cause. Tout s’est refermé aussitôt. Personne ne voulait savoir. Et ça continue. Quelle femme a envie de savoir que son mari y va ? On est en 2018 et je ne suis pas optimiste. J’écoute parler les hommes dans les bistrots ou à la télé. Pour eux, on voit bien que la femme reste une putain en puissance. Cette assimilation entre femme et prostituée est une idée stagnante.
Vous avez écrit un livre intitulé Reconstruction. Vous êtes un bel exemple de résilience!
Ce qui m’a sauvée, c’est l’écriture. Et c’est la rencontre de l’homme merveilleux avec qui je suis mariée depuis quarante-deux ans, un suédois, consultant international, que j’ai rencontré au Sri Lanka. Nous nous sommes revus à Paris et j’ai déposé mon livre à son hôtel en lui disant : « Maintenant, à toi de voir ». Il a vu! Il m’a réconciliée avec la vie et m’a aidée à réapprendre mon corps que j’avais perdu. J’ai eu besoin d’un long chemin pour retrouver le plaisir après toute la violence que j’avais subie. L’entente de couple est possible. Mais il faut beaucoup de respect, d’intelligence, de rigueur. Et puis il y a eu la maternité qui m’a rendu des forces. Mon fils a 38 ans. Je lui ai parlé de ma vie quand il a eu 16 ans et le jour de ses 18 ans, je lui ai offert La dérobade. Je me souviens. J’avais les mains sur ses épaules et je pleurais.
Avec votre mari, vous avez vécu en Suède. Les mentalités y sont différentes, vous y sentiez-vous mieux ?
En Suède, les hommes sont les mêmes qu’ailleurs. Mais l’éducation est meilleure. J’y ai élevé mon fils. Pour son premier Noël, je lui ai offert une poupée, pas un camion. Et je l’ai éduqué pour qu’il soit respectueux des autres. Il est devenu ce que j’appelle un vrai homme. J’ai aussi vécu en Albanie, en Ethiopie, au Vietnam, en Afrique, en Inde. Avec mon passé, j’avais des antennes et partout j’ai vu des choses terribles : partout des bordels, partout des humanitaires au bras de toutes jeunes filles, comme on le voit encore aujourd’hui dans l’affaire Oxfam. Quand on fréquente les grands hôtels, on ne peut pas ne pas les voir. Où que j’aille, j’ai toujours eu cette réalité sous les yeux.
Comment avez-vous vécu la montée de l’idéologie du « sex work » et la banalisation de la prostitution ces dernières décennies ?
Avec de la colère. Un exemple : je suis retombée dernièrement sur une phrase de la Cour Européenne des Droits de L’Homme, publiée dans un arrêt du 17 février 2005. Elle y affirme « le point de vue selon lequel chaque personne à la responsabilité de son propre bonheur et a le droit de vivre sa sexualité comme elle l’entend ». Elle ose parler de bonheur alors que cette sexualité comme l’entend le client, par exemple, c’est notre malheur ! Et je suis effarée de voir toutes les offensives pour imposer le « travail du sexe », comme le prétendu « accompagnement sexuel pour les personnes handicapées ». C’est monstrueux.
Avez vous suivi les débats avant le vote de la loi de 2016 ?
J’ai suivi de loin en loin. Le débat a été violent. Mais c’est une bonne loi. Pénaliser les clients marque un interdit indispensable. Il faut changer les mentalités et c’est un boulot énorme. Quand je vois les jeunes éduqués au porno, je serais pour qu’on y aille au tractopelle. Il faut mettre le paquet sur l’éducation. Et dire et redire que la prostitution n’est pas un métier. Ce n’est jamais un choix mais une obligation, d’où qu’elle vienne, qu’elle s’appelle proxénète ou misère.
Le mouvement des survivantes grandit dans le monde. Que diriez vous à celles qui en France n’osent pas encore parler ?
On ne peut que se féliciter de voir émerger leur parole. Mais je n’aime pas le mot « survivante ». Je lui trouve un côté meurtri, blessé. En ces femmes, je vois davantage des combattantes, des guerrières. Je n’aime pas non plus le mot « victime » ; j’entends l’idée d’abaissement! A celles qui n’osent pas encore, je dirais : vivre dans le secret, c’est trop dur. La seule manière de vous libérer de votre peur, c’est de parler. Jetez vous ! Rester prisonnière du silence, c’est un peu comme rester prisonnière de la prostitution. Un enfermement en remplace un autre.
Accrochez-vous !
« Au tapin, quand la porte de la chambre a claqué, il n’y a plus d’échappatoire! Voie sans issue, pas de porte de secours. » Comme le disait Le Nouvel Observateur à l’époque, « accrochez-vous pour lire son livre (…) et respirez bien, car vous pourriez hurler – mais lisez-le ! « . Paru en 1976, adapté au cinéma par Daniel Duval en 1979, avec Miou Miou, le livre a été reconnu par les critiques comme celui d’ « un grand écrivain ». Depuis, Jeanne Cordelier a publié de nombreux livres et pièces de théâtre. Reconstruction et Escalier F notamment sont émaillés d’éléments biographiques dont l’inceste.