« Je suis Stéphanie, Clarissa n’existe plus »

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La publication de son témoignage a été pour elle « quelque chose d’énorme ». « Je me suis sentie comprise, reconnue. » Elle a non seulement réussi à se libérer de son ex mais aussi à reconstruire, une à une, ses fondations. En l’espace d’un an, Stéphanie a soulevé des montagnes. Si elle a accepté de nous livrer la « saison 2 » de son témoignage, c’est pour dire à d’autres, haut et fort, que c’est possible…

 

J’étais sortie de la prostitution depuis 2016. En 2019, j’avais un suivi, je recevais des soins et je cherchais une association dans laquelle m’engager. Je voulais à la fois discuter de ma situation et me rendre utile, aider des filles comme moi… J’ai découvert le Mouvement du Nid sur Internet, je me suis rendue à la délégation où j’ai été reçue par deux bénévoles. Cet accueil a été déterminant.

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Très vite, j’ai été reconnue comme membre de l’asso-ciation et non comme ex-prostituée. On a pris soin de moi. On m’a expliqué qu’il était un peu tôt pour que j’aille « au contact », moi qui avais tellement hâte de me lancer et de m’investir. J’avoue avoir mal compris, dans un premier temps. Comment aider les personnes si je ne pouvais pas aller à leur rencontre ?
On m’a donc orientée vers les actions de prévention. Mais j’ai mal vécu ma première expérience, qui a remué beaucoup de choses (les jeunes ont tenu des propos que j’ai trouvés choquants). Finalement, on m’a donné une vraie place en me demandant de participer aux contacts établis avec les personnes prostituées par Internet.

J’ai découvert que ma connaissance du milieu, le décryptage que je pouvais faire des annonces, était une aide pour la délégation.
Cette étape, qui a duré six mois environ, a changé ma vie. Franchement, sans ce passage par l’association, sans cette bienveillance, sans ce réapprentissage des liens sociaux, je ne sais pas si j’aurais pu ensuite me lancer dans un travail à temps plein et le garder. Avant, j’avais trouvé un petit boulot de caissière et j’avais tenu deux semaines…

Chaque personne m’a apporté quelque chose. La présence d’un homme a été salutaire, moi qui avais du mal à leur parler. À une bénévole, j’ai pu confier que j’écrivais mon histoire et elle m’a aidée à avancer grâce à ses conseils et ses relectures. Avec une autre, j’ai participé à des brunchs couture (j’ai réalisé une belle trousse !) et des ateliers aquarelle. Avec une troisième, j’ai fait des sorties. J’ai même pu aller à Paris, plus pour la prostitution mais pour me battre contre. C’était génial pour moi.

J’ai découvert la bienveillance

Je suis devenue capable de rencontrer des gens, d’être dans la même dynamique qu’eux, alors qu’au fond, dans ma tête, j’étais persuadée que c’était foutu. J’ai commencé à avoir des discussions comme tout le monde au lieu d’entendre des choses bizarres (j’avais encore des relations avec des personnes qui m’avaient connue dans la prostitution). Je découvrais la bienveillance au lieu des rapports avec des gens qui voulaient toujours me soutirer quelque chose : du sexe ou de l’argent.

Au début, d’ailleurs, j’avais du mal avec les compliments, la gentillesse. Si on me disait que j’avais bonne mine, je pensais tout de suite qu’on allait me demander quelque chose. En fait, j’avais tout à réapprendre. J’ai avancé doucement, j’ai recommencé à faire confiance. Bien sûr, il reste du chemin ; pour le moment, je reste méfiante avec des gens que je ne connais pas et j’ai encore besoin d’être rassurée. Je n’en suis pas encore à faire de nouvelles rencontres.

Lire la première partie du témoignage de Stéphanie, parue dans Prostitution et Société n° 204 : « Quand j’entends parler de travail du sexe, je suis hors de moi ». 

C’est aussi la délégation qui m’a mise en contact avec M., ma psycho-thérapeute, qui
a été essentielle dans mon parcours ! Avec elle, j’ai entamé en décembre 2019 une thérapie psycho-corporelle à raison d’une fois toutes les deux semaines. Elle m’a proposé
d’établir une liste, noir sur blanc, de tout ce que j’avais subi : dénigrements, insultes,
coups de poing, viol… Elle m’a permis de mesurer ce que j’avais enduré. Si un jour je trouve la force de porter plainte contre mon ex, je m’en servirai.

Elle a remis en place ma contraception (je n’en avais jamais eu pendant mes deux années de prostitution !). Et elle m’a permis d’affronter des exercices qui m’ont vidée mais qui étaient nécessaires : des choses pas faciles comme crier de plus en plus fort. On éprouve un grand malaise et puis tout sort. Ou encore placer des limites quand une personne s’approche de vous. J’ai compris que j’en étais incapable et je me suis effondrée. Idem pour la sophrologie et les massages qui m’ont fait prendre conscience que je ne ressentais plus rien. Le chaud, le froid, les pincements, les griffures, rien. Il a fallu quatre séances.

Plus tard, M. m’a aussi proposé un shooting photo. Au début, j’étais mal à l’aise et puis au fil de la séance, je me suis détendue. Les photos sont magni- fiques et j’y trouve une bonne image de moi. Cette expérience m’a été utile, comme l’avait été le photo langage à la clinique.

Le premier confinement a été un coup dur. L’hôpital, où je passais deux nuits par semaine, m’a appelée pour me dire qu’on arrêtait. Mon psy ne répondait plus, ni à mes mails ni à mes appels. Finis les entretiens avec les infirmières, plus de psychologue, plus de coach sportif. M. a compris qu’il fallait rapprocher nos rendez-vous, elle m’a reçue toutes les semaines.

Mais il se trouve que juste avant ce confinement, je venais de trouver un boulot. Pôle Emploi m’avait inscrite pour un poste de secrétaire médicale et la directrice d’un cabinet m’a tout de suite embauchée. J’étais morte de peur, je pensais ne pas y arriver. Et je me suis sentie bien tout de suite ! L’emblème de la société, c’est un arbre de vie ; et quand j’ai aperçu une affiche avec des flamants roses, moi qui avais vu dans un rêve mon grand-père se transformer en flamant rose, je me suis dit que j’étais au bon endroit.

Et puis dès la deuxième semaine arrive le confinement. Heureusement, on m’a gardée mais j’ai passé un mois à la maison. Du coup, j’ai fait beaucoup de sport et réorganisé toute mon alimentation. C’est tellement plus facile quand les McDos sont fermés et qu’on n’est pas avec des copines. Et j’ai perdu dix kilos !

Mais quand j’ai repris le travail, trois jours par semaine, j’ai eu un mal fou à gérer mon stress. Ma patronne, qui a vu que je flottais, a pris du temps avec moi. Elle m’a dit : ça va venir, vous êtes capable. J’ai fini mon CDD et on m’a proposé pour septembre un CDI. Un mois après, je me suis même payé le culot de demander une augmentation… qui m’a été accordée. Cent euros de plus par mois. Je suis assez fière.

Je prends mes décisions toute seule

Aujourd’hui, je suis bien dans mon boulot, je noue des liens, je reprends soin de moi, je m’habille, je me maquille, j’ai changé de couleur de cheveux. Mon rapport avec les hommes évolue. Je suis plus à l’aise avec mon patron (ils sont deux, elle et lui). J’ai trouvé un équilibre. J’avais peur de me lasser, et pas du tout. C’est nouveau pour moi. Je me lève avec un but, pas avec ce truc inquiétant dans la tête « qu’est-ce qui va m’arriver aujourd’hui ? ». Je ne dépends plus d’un mec dont je me dis « est-ce qu’il va rentrer bourré? ». Je prends mes décisions toute seule.

Maintenant, quand il y a un problème, je sais qu’il va y avoir une solution et j’ose demander. Avant, je faisais l’autruche. J’étais tellement mal que je laissais couler. J’étais capable de payer 250 euros pour une extension de cheveux au lieu de payer mon loyer. Aujourd’hui, j’ai réglé mes dettes. Il me reste des amendes, mais j’ai un échéancier. Je fais mes comptes. Je ne veux plus qu’on fasse les choses à ma place. Même mes repas, c’est moi qui les prépare, ce n’est plus ma mère. La prochaine étape, c’est un appartement à moi.
Je travaille là dessus avec mon nouveau psy. Il a modifié mon traitement, j’ai diminué les anti-dépresseurs. J’ai beaucoup avancé sur ma relation aux hommes et à mon ex copain. Je me sentais redevable parce qu’il avait été mon sauveur et qu’il m’avait aidée financièrement. Mon psy m’a dit : « Mais vous avez largement payé ! Et votre corps, vous ne le lui devez pas ! ». J’ai compris qu’il avait la main sur tout, sur mes finances et sur le reste. Il ne laissait même pas l’employé d’EDF entrer pour relever le compteur s’il n’était pas là.

À l’époque, je pensais que c’était pour me protéger. En fait il m’enfermait. Je le voyais grand, en réalité il est tout petit. Il n’a pas de vie sociale en dehors de ses affaires louches. Il finira en prison. Heureusement d’ailleurs qu’il y est déjà allé une fois, c’est ce qui m’a sauvée.

Je l’ai vu pour la dernière fois début novembre. Et là, j’ai décidé qu’il ne faisait plus partie de ma vie. J’ai dû faire un effort mais j’ai changé de numéro de téléphone et d’adresse mail pour être sûre de ne plus recevoir ses messages mielleux. Il a essayé deux fois de me recontacter, une fois par les réseaux sociaux, une fois par un copain.

J’ai rompu avec ce copain. Il a quand même réussi à me repasser un message où il me traite encore de pute. J’en ai été perturbée pendant plusieurs jours. Je comprends à quel point il m’a prise pour une moins que rien. Il ne changera pas. C’est fini. Je ne veux plus qu’il sache quoi que ce soit de ma vie. J’ai décidé de vendre tous les meubles qui me le rappellent ; pour ne pas vivre avec son ombre.

Chose importante, j’ai reçu de Suisse une attestation comme quoi je suis bien radiée du fichier de prostitution. J’avais écrit pour en faire la demande. Et j’ai maintenant suffisamment de gens bienveillants autour de moi. Il y en a eu tellement sur mon parcours : par exemple la responsable de la Mission Locale, que j’ai rencontrée lors de la Garantie Jeunes en 2016, et qui prend toujours de mes nouvelles.

Quand j’ai envoyé un questionnaire aux personnes qui m’avaient croisée, pour tenter de comprendre ce qu’elles avaient perçu de moi, elle a pris soin de répondre et ses remarques m’ont beaucoup touchée. Elle avait senti que quelque chose n’allait pas, elle me sentait sous la contrainte et même sous l’emprise de quelqu’un mais elle ne savait pas comment me le dire.
J’ai renoué avec ma famille.

J’habite chez ma mère et j’y suis bien. Pendant ces deux ans, elle n’était pas au courant. À l’époque, elle m’avait dit : soit tu me parles, soit tu pars. J’étais partie. Je suis restée un an sans la voir. Je ne suis retournée chez elle que lorsque mon copain a été mis en prison. Et j’ai été hospitalisée. Quand elle a appris (c’était sur la fin et j’essayais d’en sortir), elle s’en est beaucoup voulue. Maintenant, on en reparle, elle me pose des questions. Elle a été très choquée d’apprendre que j’avais subi toutes ces violences.

Elle culpabilise. Elle se demande comment elle a bien pu faire pour ne pas voir que j’allais si mal. Malgré tout, elle ne m’a jamais fermé la porte. Maintenant, elle a un compagnon (il n’est au courant de rien) qui est plein d’attentions pour moi. Et j’ai retrouvé un lien avec mon père.

J’arrive même à dire non

J’ai retrouvé les petits plaisirs de la vie… les apéros, les sushis. Et les livres ! Pendant ma conversion à l’islam, je n’avais que des lectures religieuses, que je ne comprenais même pas. C’était un milieu où lire était considéré comme une perte de temps. À l’hôpital, les six premiers mois, j’étais incapable de me concentrer.

Quand mon état s’est apaisé, j’ai pris dans la bibliothèque «Les quatre accords toltèques », sur les conseils de l’assistante sociale. Je l’ai dévoré. Depuis, je n’ai plus arrêté de lire. J’ai le plaisir de découvrir des tas d’auteurs, de finir des livres (avant, je ne finissais jamais rien) et d’en discuter avec des amis.

Aujourd’hui j’ai un planning au carré. Et un immense sentiment de liberté ! Je ne laisserai plus jamais personne me la voler. Je fais mes choix, je prends mes décisions. J’arrive même à dire non. Hier, j’avais besoin d’un forfait de téléphone, 38 euros par mois, j’ai dit « vous êtes trop chers. » Avant j’aurais payé. On m’a proposé le vaccin contre le covid, j’ai refusé. Avant j’aurais dit oui.

Il y a quelques temps, un petit jeune sur Snapchat a fait des remarques sur la longueur de ma jupe. J’ai répondu. Je ne me plie plus. J’ai recroisé un ancien ami avec qui j’avais des rapports sexuels. Il a cherché à me récupérer. J’ai dit non. Lui non plus ne changera pas. Ces hommes-là, ils sont toujours au même endroit et ils font les mêmes choses. J’ai besoin de gens qui avancent et qui ont des projets. Quand je disais oui, à l’époque, tout de suite après je regrettais. Je me sentais roulée. Mais je ne pouvais pas faire autrement. C’était un mode de fonctionnement.

Je travaille aussi sur mon propre livre. Je veux écrire mon histoire, je veux qu’elle soit utile à d’autres. Mais j’ai moins de temps. À un moment, j’ai voulu arrêter ; plus envie de parler de tout ça. Maintenant, je suis décidée à le finir. Je lis des livres sur le sujet. Certains me donnent envie de vomir. Mais je me retrouve dans d’autres, comme Papa viens me chercher. Globalement, je regrette qu’on en reste presque toujours à une fin terrible : la drogue, la mort.

C’est vrai, si j’étais restée là dedans, j’aurais pu me faire tuer. Moi, je veux parler de l’après, montrer qu’on peut s’en sortir. Même si je tiens à expliquer que le risque de prostitution est beaucoup plus proche qu’on ne croit ; et qu’il est beaucoup plus difficile d’en sortir que d’y entrer. Dans les médias, on vend du rêve, des filles riches qui mènent la belle vie ; rien à voir avec la réalité…

J’ai arrêté la prostitution en 2016, on est en 2021 et j’en garde encore beaucoup de marques dans plein de domaines. À ce propos, j’ai un projet photos : mettre en images les conséquences de la prostitution. La dépression ou l’hyperphagie boulimique dont je souffre, par exemple.

Un point qui reste à travailler, c’est mon relationnel avec les hommes. Les rapports sexuels, c’est devenu très compliqué. Il y a un fossé entre avant et maintenant. Avant, c’était de l’ordre de l’addiction ; c’était ça, pour moi, la sexualité. Aujourd’hui, regarder un porno, c’est devenu impossible.

J’ai des projets, des projets pour moi : créer mon auto-entreprise parallèlement à mon boulot, acheter un appartement à la fin de l’année (je me suis déjà renseignée pour un crédit auprès de la banque) puis une voiture. Je mets de l’argent de côté. Pour le reste, famille, enfants, on verra plus tard, je n’en suis pas là.

Je garde un filet de sécurité avec des professionnels ; je vois encore M. tous les trois mois. J’apprends à planifier mes journées avec des objectifs, pas plus de trois par jour, le travail en étant un, pour ne pas me surcharger. J’ai su utiliser 2020 pour poser les fondations. Pour 2021, je mets du ciment et je consolide.

Pendant ces deux ans de prostitution, je me suis perdue. J’étais un fantôme, je ne vivais qu’au travers de quelqu’un d’autre. J’ai l’impression que je portais un masque et qu’il est tombé. Aujourd’hui, je suis Stéphanie. Clarissa n’existe plus.

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