« Notre sang », d’Andrea Dworkin vient d’être réédité aux Editions des femmes dans une traduction de Camille Chaplain et Harmony Devillard. Essentiel !
Radical. Explosif. Eclairant de bout en bout. Lire Andrea Dworkin, c’est un peu comme mettre les doigts dans la prise électrique. Le patriarcat, ce « système suprémaciste masculin qui nous opprime et menace de détruire toute vie sur cette planète » y est passé au crible à travers neuf discours tenus dans les années 1970 par une grande féministe américaine dont Kate Millett, sœur de combat, pourra dire qu’ils contiennent « la fureur de générations de femmes silencieuses ».
Nation sexiste, nation raciste, Dworkin traque aux Etats-Unis et partout sur la planète une pathologique volonté de domination dont elle appelle les femmes à se libérer.
Jetée sur les routes suite à ce qu’elle appelle le blocus des éditeurs (qui lui reprochent son manque de « féminité »), elle devient une brillante oratrice qui taille ses formules au couteau : « Les hommes sont possesseurs de l’acte sexuel, de la langue qui décrit le sexe, des femmes qu’ils chosifient ». « Le viol n’est en rien un excès, ni une aberration, ni un accident, ni une erreur – il incarne la sexualité telle que la définit la culture ».
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Andrea Dworkin, une cohérence implacable
Elle l’affirme, devenir féministe a été une des dates de sa vie où « la terre a tremblé », où elle a réalisé avoir été traitée « en sous-humaine ». Deux autres moments seulement ont pu atteindre ce degré de révélation : à 10 ans, un récit de la Shoah vécu par sa cousine, à 18 un séjour en prison après une manifestation contre le génocide en Indochine.
Qu’elle partage ses réflexions sur l’art qui « a dégradé les femmes », le gynocide de neuf millions de sorcières, le lesbianisme ou l’histoire « amérikaine » (avec un k), qu’elle parle avec émotion de sa conversion envers une mère qu’elle avait d’abord jugée stupide par manque de conscience féministe, le puzzle forme un tableau d’une cohérence implacable.
« Sceau de propriétaires »
La sexualité y occupe une place centrale, telle qu’elle est définie par la domination masculine. Le viol, dont elle montre qu’il est cautionné depuis des millénaires, du Deutéronome au discours pornographique, est ainsi pour elle un modèle primordial qui imprègne profondément notre société et nos mentalités en permettant à des hommes d’apposer sur les femmes « leur sceau de propriétaires ».
Déplorant « la façon dont on nous contraint à devenir des marchandises sexuelles », Dworkin invite à « détruire la structure même de la culture » qui voit l’homme comme dominant actif et la femme comme soumise passive : un travail révolutionnaire fondé sur la sororité et la non violence et qui doit aboutir à « une transformation absolue de la sexualité humaine et des institutions qui en découlent ».
Un travail colossal de démolition et de reconstruction : mettre fin aux injustices sociales induites par le modèle patriarcal, l’impérialisme, le colonialisme, le racisme, la guerre, la pauvreté, la violence… car avancer vers l’égalité ne suffit pas s’il s’agit de s’aligner sur des comportements perpétuant l’injustice et la servitude.
Rendre visibles les femmes, que les possesseurs de phallus ont rayées de la carte, extirper d’elles la crainte qui leur est inculquée depuis l’enfance ; femmes innombrables et anonymes, qui au lieu de détruire, perpétuent émotionnellement et physiquement la vie avec un « courage spirituel et moral » auquel il est rarement rendu justice…
Au fil des pages, on entend la voix d’Andrea Dworkin, on partage sa colère mais aussi son incroyable vitalité, elle qui ne demande qu’à « vivre une vie humaine qui vaut la peine d’être vécue ». Si jamais certain·es étaient tenté·es de trouver qu’elle « exagère » au vu des évolutions qui ont marqué les dernières décennies depuis ces conférences, qu’ils et elles se souviennent qu’elle ne parle pas ici de la préhistoire, mais de mentalités particulièrement prégnantes et résistantes.
La preuve en est, s’il en fallait une, que nos combats féministes font toujours l’objet d’une haine farouche.
Notre sang, Andrea Dworkin, traduit par Camille Chaplain et Harmony Devillard, 2021, Editions des femmes