Les effets pervers d’un trop-plein de textes

Libération, 19 juillet 2012, par Alice Géraud

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Un rapport parlementaire de 2011 pointe l’échec de l’arsenal législatif français : certaines lois sont inapplicables, d’autres précarisent les prostituées.

«Des politiques publiques souvent incohérentes, parfois inefficaces, voire inexistantes.» L’intitulé de la deuxième partie du très complet et volumineux rapport de la mission d’information parlementaire sur la prostitution publié l’an dernier donne le ton : l’empilement, cette dernière décennie, de lois censées nourrir un même objectif, l’abolition de la prostitution, est un cuisant échec. La prostitution n’a bien sùr pas disparu. Elle s’est adaptée, précarisée et atomisée sous des formes diverses : sur Internet, en camionnette dans des coins reculés de semi-campagne, en errance dans des hôtels bas de gamme de périphéries urbaines… Les textes contre le vice ont parfois des effets pervers.

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Blocages. Au cœur des critiques : la loi sur le racolage passif créée par Nicolas Sarkozy et entrée en vigueur en 2003, et les arrêtés municipaux antiprostitution qui se sont multipliés au même moment dans plusieurs grandes villes. Selon le rapport d’information parlementaire, la loi sur le racolage est d’abord d’une efficacité toute relative. Le délit est très difficile à caractériser et, peu à peu, les magistrats ont d’ailleurs cessé de l’utiliser. Selon les chiffres de la préfecture de police de Paris, en 2005, près de 40% des personnes prostituées interpellées pour racolage étaient déférées devant un tribunal. En 2009, il n’y en avait plus aucune. Ce qui n’empêche pas les interpellations qui, pour beaucoup de prostituées sans-papiers, se sont terminées par des expulsions.

Pour les associations de terrain, comme le Bus des femmes à Paris ou Cabiria à Lyon, la création de ce délit de racolage – comme d’ailleurs les arrêtés antiprostitution – a surtout conduit à une dégradation des conditions sanitaires, sociales et sécuritaires des prostituées, contraintes de se déplacer vers des lieux plus isolés. Où les travailleurs sociaux sont absents.

Le rapport de la mission d’information parlementaire est également très critique sur le bilan de la lutte contre la traite des êtres humains (les «réseaux»). Ce texte, dont Rachida Dati, alors garde des Sceaux, avait assuré une forte promotion, n’est en réalité quasiment pas appliqué en France. Les chiffres sont éloquents : les condamnations se comptent chaque année sur les doigts d’une seule main. Mais, surtout, les dispositions censées protéger les victimes de ces réseaux lorsqu’elles les dénoncent ne sont pas appliquées (lire reportage page 2).

La plus importante de ces protections, l’octroi d’un titre de séjour (l’écrasante majorité des victimes sont des étrangères sans papiers) a été accordé dans moins de 15% des cas. Plusieurs raisons à cela. Certains policiers par exemple, considérant que ce titre de séjour est une «récompense» pour coopération de la prostituée à l’enquête, ne l’accordent pas si les têtes de réseaux et les proxénètes sont déjà identifiés. D’autres voient leurs titres périmés avant leur procès. Plus souvent, la délivrance du titre est empêchée par d’anodins blocages administratifs ou le manque d’information des victimes.

«Représailles». La protection physique des prostituées-victimes ayant décidé de porter plainte est, elle, quasi inexistante faute de budget. «L’absence de protection effective des familles ne met pas les personnes prostituées à l’abri de représailles directes», est-il froidement écrit dans le rapport. En bout de chaîne pénale, pour les rares qui parviennent jusque-là, les indemnisations sont presque nulles. Or, comme le note Grégoire Théry, du mouvement du Nid, «c’est aussi ce qui permet de se considérer comme victime et, surtout, de pouvoir se reconstruire une vie».

Le troisième volet des textes sur la prostitution, celui se concentrant sur les aspects sociaux, fait l’objet d’un bilan à peu près aussi catastrophique : face au désengagement de l’Etat, l’accompagnement sanitaire et social des prostituées a été récupéré par le secteur associatif, secteur «divers et divisé». Il n’y a pas d’argent, très peu de places d’hébergement, aucun dispositif national de réinsertion. «Le volet social de l’abolitionnisme semble être aujourd’hui le grand oublié des politiques publiques», résume le rapport parlementaire. S’étonnant que le cœur de la doctrine française abolitionniste, la prévention et l’aide à la sortie de la prostitution, fasse l’objet d’aussi peu d’attention politique.