Liliana Gil, éducatrice spécialisée à l’Aide Sociale à l’Enfance

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La prostitution des mineures, c’est grave en Thaïlande mais ici, nos gamines, c’est leur faute !

Liliana Gil a passé six ans en prévention spécialisée en Seine-Saint- Denis, où le Conseil général a impulsé un travail en direction des jeunes filles. Grâce au travail de rue, aux partenariats avec les collèges et les associations locales, elle a pu commencer à identifier les conduites prostitutionnelles des adolescentes et initier des actions d’accompagnement. – La prostitution des mineures est-elle une question reconnue ? À part pour un tout petit nombre de partenaires, la prostitution n’existait pas. On parlait à la rigueur de cas isolés mais jamais d’un phénomène à prendre en compte. L’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) était rétive. Il y a un formidable déni. En tant que jeune éducatrice, j’étais loin d’imaginer ce que j’allais découvrir : des jeunes filles en souffrance et très abimées. En binôme avec une autre éducatrice (il aurait fallu une équipe !) j’ai eu le sentiment de faire de l’humanitaire, et même, parfois, d’être dans le tiers-monde. – Quel est le profil de ces jeunes filles ? Ce sont des mineures entre 13 et 18 ans, avec des profils différents quant à leur culture, leur religion, leur éducation. Certaines sont d’origine africaine, d’autres bien françaises. Toutes sont nées en France et les familles ne sont pas forcément en grande précarité. Aucune n’était en échec scolaire. La question de la « réputation » flotte en permanence au-dessus de leur tête. Et leur « première fois » n’a pas du tout correspondu à ce qu’elles en attendaient. – Un parcours qui vous a frappée ? La plus jeune de celles que j’ai suivies avait 13 ans : une très bonne élève avec une maman seule travaillant dans la fonction publique, pas reconnue par son père mais élevée avec un bon cadre éducatif. La jeune fille, en 5ème, très belle, tombe amoureuse d’un garçon de 3ème. Elle a des rapports sexuels avec lui et très rapidement se fait insulter par tout le quartier. Sa « première fois », dehors, vite fait, est une déception immense. – Comment s’enclenche le processus qui mène à la prostitution ? La prostitution commence par l’échange d’un acte sexuel contre un sac à main ou une recharge de téléphone portable. Les jeunes filles parlent de michetonnage, de pigeons, mots qui cachent et banalisent la prostitution. Elles expriment un sentiment de vengeance à l’égard de ces hommes dont elles se moquent, jeunes majeurs ou hommes plus âgés, et emploient des mots très crus pour parler de sexualité. La jeune fille de 13 ans voulait se venger de son petit ami qui l’avait salie, détruite. Elles construisent un discours, se convainquent du fait qu’elles sont libres et qu’elles ont la maîtrise de la situation. Certaines tombent amoureuses de leurs pigeons et deviennent vite pigeonnes. Le mec leur demande de faire des passes et se met à gérer l’affaire en bon petit proxo. Si nécessaire, il frappe. C’est dit dans le rap : il faut la tenir. – Quelles conséquences a le passage à l’acte prostitutionnel ? Elles deviennent errantes, commencent par découcher, puis entrent dans un processus de fugue : une nuit, puis trois jours, puis trois mois. Elles rentrent très abîmées, soit en surpoids soit amaigries. On devine qu’elles ont subi beaucoup de choses. Souvent, c’est le moment où elles commencent à prendre de l’alcool et des drogues car il y a beaucoup de moments « festifs » pendant ces fugues. Elles rentrent dans un processus de plus en plus dangereux. L’une des premières conséquences est leur déscolarisation. Au fil du temps, elles sont détruites psychologiquement et abimées physiquement. Elles développent des conduites à risques : automutilation, IVG répétées, IST, prise d’alcool, de drogues… Je suis frappée par la violence que vivent ces ados. Elles ne savent pas dire non, et même si elles disent non, les types se mettent à plusieurs. Il existe en ce moment ce qu’on appelle des sexy parties : les filles doivent être sexy et c’est l’alcool, le sexe, le shit. J’ai vu ces gamines y aller et en ramener des pigeons. Il arrive que certaines rentrent de fugue enceintes. C’est souvent à ce moment qu’elles arrêtent la prostitution. Elles se rendent compte qu’elles se sont auto-détruites. Beaucoup gardent cet enfant qui leur donne de l’amour et sont de très bonnes mamans. – Quel regard est porté sur ces jeunes filles ? Ce sont des « putes » au regard des autres jeunes, mais aussi des adultes ! Et elles-même se forgent cette identité à partir de ce que les autres pensent d’elles : Comme je suis une pute, ils ont tous les droits sur moi. J’ai entendu des adultes du quartier et même des membres de la Brigade des Mineurs dire qu’elles aiment peut-être le sexe ! À 14 ans, on n’aime pas le sexe, on aime être aimée ! Ces jeunes filles sont des victimes. Mais beaucoup d’adultes pensent que c’est une cause perdue. Et dès qu’elles ont 16 ans, ils préfèrent mettre la majorité sexuelle sur le tapis. Mais ce sont des gamines, et des gamines dans une incroyable quête d’amour ! C’est si vrai qu’elles nous disent demander aux clients la formule : une bouteille de jus d’orange, une de vodka, des cigarettes, du shit et… des Kinder[[Des chocolats.]]! – Comment avez-vous connaissance de ces jeunes filles en danger ? Nous sommes alertées par les assistantes sociales et infirmières des collèges. Nous avons aussi un partenariat avec les structures locales, Points Infos Jeunesse et associations de quartier. Nous intervenons alors dans une démarche « d’aller vers » les jeunes et la relation éducative est basée sur leur libre adhésion. Notre premier objectif est d’accompagner les parents vers les services compétents, comme la Brigade des Mineurs et de les inclure dans la recherche de placements lorsque nous demandons des éloignements à l’ASE. – Quel accompagnement parvenez-vous à mettre en place ? Il existe des structures du Conseil Général sur la préven- tion des conduites à risque mais elles n’iront jamais d’elles-mêmes, même si on leur prend un rendez-vous (examen gynéco, IVG). Il faut que nous soyons physiquement avec elles. Nous avons à construire une relation éducative au long cours. Ces jeunes filles refusent toute contrainte, tout projet et sont dans l’immédiateté. Il faut leur libre adhésion, sinon c’est l’échec. Or, les placements de l’ASE sont organisés sans leur accord. Donc elles fuguent et on les retrouve encore plus abimées qu’avant. Ce n’est pas au moment où elles sont dans l’autodestruction qu’elles peuvent adhérer à un projet. Pour y parvenir, il faut du lien, de la confiance, du temps et ne pas aborder frontalement la question de la prostitution ! La première fois que nous avons réussi à faire entendre à une jeune fille que ce qu’elle faisait s’appelait de la prostitution, elle a tenté de se suicider. Nous avons décidé de ne plus prendre ce risque avec des jeunes filles aussi vulnérables. Ce qu’il faut, c’est multiplier les occasions de les rencontrer, être disponible en permanence, ritualiser des moments qui les accrochent. Nous avons monté un « atelier bien-être », un lieu où elles puissent prendre du plaisir, libérer leur parole et renforcer leur estime de soi ; un atelier théâtre qui les met en situation d’agir, de construire et contribue à les rendre plus à l’aise avec leur corps. Nous avons aussi fait en sorte de les sortir du contexte : partir avec elles en week-end ou aller manger dans un restau, créer des bons souvenirs ensemble. Il ne faut ni les juger ni les plaindre, pour ne pas leur renvoyer à nouveau une mauvaise image d’elles-mêmes mais plutôt leur donner l’idée de leurs progrès. Nous sommes des repères en tant que femmes. Elles montrent une incroyable méconnaissance de leur corps et sont persuadées qu’elles sont là pour le plaisir des garçons. C’est toute la société qui leur renvoie ce message. Il suffit d’écouter Rohff, un rappeur français qui explique le plaisir qu’il a à se faire michetonner… – Avez-vous obtenu des résultats encourageants ? Des jeunes filles ont repris confiance en elles. Certaines sont sorties de la galère prostitutionnelle, d’autres non. Ce qu’il faudrait, c’est une structure éloignée avec des possibilités de soins (qui ne sont pas dans nos compétences) : un mélange entre les structures de protection de l’enfance classiques et les structures spécialisées sur la prostitution parce qu’il faut que la prostitution soit abordée au plan éducatif. Si ce type de structure apparaissait, la demande exploserait ! Pour la plupart des gens, la prostitution des mineures, c’est grave en Thaïlande mais ici, nos gamines, c’est leur faute. Pour acquérir des bases (pendant mes études, je n’ai jamais entendu parler de prostitution), j’ai fait une formation avec l’Amicale du Nid. Je suis décidée à ne pas lâcher. J’ai vécu des liens très forts avec ces jeunes filles, au point que le terme distance éducative n’a pour moi pas beaucoup de sens. C’est important de se protéger dans le travail, mais ces jeunes filles, je les ai prises dans mes bras quand elles s’effondraient et je les ai aimées.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.