Deep End

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40 ans après sa sortie, un des chefs d’œuvre du réalisateur polonais Jerzy Skolimowski ressort en salles en version restaurée et devient disponible en DVD. « Deep End » est le parcours initiatique et amoureux de Mike, adolescent dont la candeur et l’innocence vont se heurter à la réalité d’une société corrompue par le sexe et l’argent.

Michael, 15 ans, vient d’être embauché dans un établissement de bains publics à Londres. Il s’occupe de la section des hommes et sa collègue, Susan, de celle des femmes. Il va tomber amoureux de cette rousse à la beauté assassine jusqu’à en devenir obsédé. Le titre laisse entrevoir une issue fatale. Mais « Deep End » ne serait pas le chef d’œuvre qu’il est s’il n’était qu’une histoire d’adolescent confronté à la cruauté de l’amour et à la désillusion.

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Jerzy Skolimowski, qui vient de fuir le régime communiste polonais pour s’exiler en Angleterre, plante un décor particulier. Nous sommes dans le swinging London. La société de consommation est née et l’économie de services se développe. Le sexe et l’argent s’affichent clairement. Les cinémas pornographiques et les bars à strip-teases pullulent. Dans ce nouveau monde qui semble pourtant promettre le paradis pour tous, chacun réclame sa part de rêve. Pour les plus faibles, il faudra en payer le prix.

Derrière les cabines, la prostitution

Mike et Susan sont d’origine ouvrière. Lui a dù abandonner l’école pour gagner sa vie. Il va découvrir qu’elle se prostitue pour « arrondir les fins de mois ». Derrière une façade hygiénique, les bains font en fait office de maison close. Et personne n’est dupe. Ni le fiancé de Susan qui ferme les yeux, ni les jeunes du quartier qui défient Mike : « alors, t’as fait ça avec elle ? », ni le plombier : « tu sais combien de types elle s’est tapé depuis qu’elle est ici ? », encore moins le directeur : « ne croyez pas que je ne vois rien de ce qui se passe ici  ». L’essentiel est de sauver les apparences : « Ici, vous direz « monsieur » » exige le patron. Face à ce monde complice de son exploitation, Susan se venge avec ses armes : elle traite les hommes avec mépris et accorde ses charmes quand elle le décide.

Mais le mécanisme libéral est implacable. Si bien huilé que chacun y trouve sa place presque malgré lui. Susan jauge le potentiel de Mike dès son arrivée : « Qu’est ce que tu vas te faire comme pourboires ! Peut-être plus que moi. (…) Il y a des femmes d’un certain âge qui seront ravies qu’un petit jeune comme toi s’occupe d’elles. Y’a aussi des hommes qui aiment ça. ». Le lendemain, elle l’envoie porter du shampoing à une femme en cabine en recommandant de lui être « agréable ». Le jeune homme va se retrouver dans les mains d’une cliente vorace qui, tout en vantant les exploits sportifs d’un footballeur, va se servir de lui comme d’un objet sexuel avant de le repousser violemment, satisfaite. « Sors d’ici, je n’ai plus besoin de toi  », assène-t-elle d’un ton sec. La scène qui s’apparentait à une farce finit par évoquer un viol. A la sortie, Susan est là : « Tu as compris comment te faire de bons pourboires ? Tu te rends compte que c’est facile ». Puis elle ajoute, pragmatique : « Laisse-moi les choisir et quand je te ferai signe, tu viendras ».

Dans Deep End, le client est peu visible. Quand Susan vend son corps, Jerzy Skolimowski ne donne à voir que les regards sous-entendus qui annoncent les retrouvailles en cabine ou laisse à Mike le soin de découvrir ce qui se passe par le biais d’un miroir glissé sous une porte. Les clientes, elles, sont filmées frontalement. Comme si cette maison close était un territoire réservé avant tout aux femmes. Contrairement aux hommes qui n’ont nul besoin de se cacher pour afficher leur recherche de plaisir, elles ne jouissent pas de la même liberté. La libéralisation des mœurs a ses limites. Mais elle n’oublie pas de faire des victimes. Une jeune amie de lycée de Mike se force à se dénuder devant lui pour prouver qu’elle a « changé ». Des écolières se font tripoter par leur professeur de sport sans que personne ne s’en offusque.

Derrière la prostitution, un rapport de classes

A l’image de Mike qui découvre ce qui se cache derrière les portes de cabines, Jerzy Skolimowski donne à voir l’envers d’une société dans laquelle les rapports marchands s’établissent en norme. Sacrifiés comme autrefois durant les guerres, les plus pauvres sont la chair à canon moderne du système qui prend forme. Même la jambe dans le plâtre, les prostituées doivent continuer à « travailler » pour gagner leur vie.

Le cinéaste inscrit ses personnages dans un rapport de classes régi par le pouvoir et l’argent. Susan reconnaîtra d’ailleurs qu’elle « en marre de [se] faire traiter comme ça ». Résolue à s’en sortir, elle résiste à sa manière et tente de conquérir sa liberté. Le romantisme de Mike, lui, n’a pas sa place dans cette société gangrenée, au bord de le happer. Dans une scène coupée au montage, l’adolescent amoureux dessinait le nom de Susan avec les billets de sa première paie. Et comme pour mieux souligner la laideur d’un système qui pousse les humains à s’avilir, Jerzy Skolimowski livre un film d’une beauté formelle saisissante.