La Bella Gente

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« Les gens bien » (la bella gente) du film, c’est un couple de quinquagénaires italiens qui donnent l’asile, au cours de leurs vacances en Ombrie, à Nadja, jeune femme ukrainienne prostituée à deux pas de leur villa. Ivano de Matteo ausculte la collision entre les aspirations progressistes et des réflexes rétrogrades qu’il n’est jamais bien difficile de réveiller.

Le néoréalisme italien a souvent fait usage de l’archétype féminin qu’est la prostituée. Que ce soit dans le drame ou la comédie, il projetait sur elle une vision acide des rapports humains où toute relation n’est bien trop souvent qu’hypocrisie larvée, où les grands sentiments dissimulent mal des finalités plus intéressées et mesquines. Désenchantés, mais sans être cyniques, Fellini et consorts dressaient en romantiques bafoués le constat lucide que sous le vernis social l’égoïsme règne en maître.

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La Bella Gente renvoie avec bonheur à ces grandes heures du cinéma transalpin. Le film d’Ivano De Matteo commence par dresser le portrait d’un couple autour de la cinquantaine, Alfredo, architecte, et Suzanna, psychologue. Bourgeois, ils le sont, des polos Lacoste du mari aux bijoux de sa femme, de la maison de vacances en Ombrie à leurs fréquentations, des gens au compte en banque bien garni.

Bohêmes, ils le sont tout autant, comme le veut leur passé d’anciens communistes convertis au centre gauche. Soucieux de ne pas faire du luxe une ostentation, désireux d’encourager leur fils unique sur la voie des études universitaires au lieu de le faire profiter de leur réseau, ils savent être attentifs aux autres, en particulier Suzanna qui officie à ses heures perdues dans une association de lutte contre les violences faites aux femmes.

Le couple aurait pu vivre tranquillement dans ses contradictions jusqu’à la retraite puis la mort. Mais un jour, alors que Suzanna se rend au village, elle voit une prostituée être frappée et humiliée par son mac. Profondément perturbée, elle ne peut se résoudre à faire l’autruche. Forçant la main à Alfredo, elle le convaint d’accueillir chez eux la jeune Ukrainienne, prénommée Nadja, le temps qu’elle puisse démarrer une nouvelle vie.

Cette arrivée va marquer la fin des jours paisibles, dévoiler la vérité des êtres. Après la méfiance des débuts – Nadja étant littéralement enlevée de force -, la cohabitation devient vite idyllique. Nadja est la fille choyée du couple, avec sa chambre à elle. Elle les accompagne presque partout. Suzanna lui achète des vêtements, Alfredo lui prête un livre de poésie russe.

L’avenir est flou : que faire d’elle à leur retour à Rome ? La question est parfois posée, mais aussitôt éludée, car le présent est radieux. Il faudra l’arrivée du fils – faux prince charmant mais vrai macho – pour que la parenthèse angélique se dissipe. L’attirance entre les deux jeunes est évidente et bien vite consommée. Nadja n’est plus un chien en laisse, mais un être de chair et de sang avec ses désirs, ses émotions, plus une victime mais une personne libre, enfin.

Son émancipation irrite Suzanna, jalouse de sa beauté et de sa jeunesse et désarçonne Alfredo, trop lâche pour s’interposer. En s’amourachant du fils, Nadia remet en cause le mariage de ce dernier, et au delà, tout l’équilibre familial. Les bas instincts surgissent : Nadja est traitée comme une domestique… Les préjugés ressortent : une fille de l’Est est prédestinée à voler… Les raccourcis pleuvent : une prostituée a choisi son sort…

Abandonnée au final sur le quai d’une gare, renvoyée à coup sùr au trottoir et aux représailles de son mac, Nadja se remet du rouge à lèvres, masque de survie, peinture de guerre avant de repartir au front : image symbole renvoyant au maquillage moins visible mais pas moins vulgaire qui fait se camoufler en gens bien les piliers zélés d’un certain ordre moral, pour lesquels la prostitution n’est rien d’autre qu’un mal nécessaire.