En premier plan, on ne voit qu’un bout de jambe dans un étrier gynécologique. Au fond, un rideau blanc qui flotte devant une fenêtre. Il fait beau dehors. La photo semble anodine. Mais dessous, Dana Popa a ajouté ce texte de Dalia : Le maquereau a essayé de me faire avorter en me donnant des pilules. Ça n’a pas marché. J’ai porté le foetus mort pendant 2 mois dans le ventre. On m’a quand même forcée à avoir des rapports avec 3 ou 4 clients par jour.
Lorsqu’en 2005, Dana Popa décide de mener un travail photographique sur la République de Moldavie, elle est attirée par ce pays entre deux mondes, tiraillé entre l’Est et l’Ouest
qui s’apprête à entrer dans l’Union européenne. Elle découvre alors que ce pays, l’un des plus pauvres d’Europe, est aussi le principal fournisseur d’esclaves sexuelles de tout le continent. Chaque année, des milliers de personnes tentent d’émigrer pour trouver un avenir meilleur. Entre 200.000 et 400.000 femmes, notamment les plus jeunes, tomberaient entre les mains de trafiquants sexuels
explique l’artiste roumaine.
De 2006 à 2008, elle va partir à la rencontre de ces victimes, réfugiées dans des foyers spécialisés ou de retour chez elles. Toutes ont été violentées, parfois droguées, forcées à se prostituer. Son travail, exposé au Centre culturel roumain à Paris jusqu’à fin janvier 2012, et visible en partie sur internet [[www.danapopa.com]] , reconstitue le puzzle de ces vies brisées, parfois très tôt à l’instar de Christina, 16 ans, qui pose avec sa sœur et raconte : Pendant un an et 4 mois nous avons vécu comme des esclaves, de 4h du matin jusque tard dans l’après-midi. On n’a jamais été payées. Ma sœur a subi des choses terribles, je ne peux pas en parler
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Stigmates physiques et psychologiques
Dana Popa donne à voir les stigmates physiques, comme ce bras tailladé, mais laisse aussi entrevoir les séquelles psychologiques en saisissant des regards vides, fatigués, comme celui de Nadia bientôt 18 ans : Elle est fragile, elle éclate de rire puis fond en larmes
. Les intérieurs dépouillés et la vétusté des ameublements disent la précarité et la pauvreté. Nombreuses sont celles qui, pensant trouver un emploi en Russie ou en Turquie, se sont retrouvées aux mains de trafiquants, comme Elena, 23 ans : Je pensais être vendeuse sur un marché de Moscou pour 200 euros par mois. C’est moi qu’on a vendue et revendue à des proxénètes
témoigne-t-elle. Certaines ont été vendues par un parent, un fiancé ou un ami contre quelques centaines de dollars. D’autres ont été enlevées : Une voiture blanche a emporté notre fille. Pendant 8 ans, on ne l’a pas revue. Nous l’avons enterrée il y a un mois
raconte cette mère qui tient dans sa main la photo de sa fille. Du travail de Dana Popa, transparaît l’absence : ici, une chambre vide d’adolescente, là un sac de femme rangé, ailleurs un journal intime abandonné.
Les enfants ne sont pas tenus à l’écart de ces destins tragiques, victimes de ce trafic sordide puisque certaines n’ont que 12 ans, ou victimes par « ricochet », comme ces garçonnets qui jouent en attendant le retour de leur mère ou ce nourrisson emmailloté, issu d’un viol. La géographie du trafic est également évoquée avec ce bateau turc ou ces façades branchées de Soho, à Londres, où le sexe tarifé s’affiche explicitement sex : 20, sex oral : 30, sex oral position : 40, domination : 50
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« Not Natasha »
Pour protéger certaines femmes dont l’entourage ignore l’histoire, Dana Popa les a photographiées de dos, en transparence derrière un rideau ou encore le visage dissimulé derrière des cheveux ou des mains. Par sa répétition, l’artifice ajoute de la force à ce travail qui tout en donnant un visage à la violence et l’horreur dit aussi la dépossession et questionne l’identité. Le titre de l’exposition sonne d’ailleurs comme un cri : « Not Natasha », en référence au surnom donné par les clients et les proxénètes à toute prostituée de type est-européen et que ces femmes victimes de trafic sexuel détestent et rejettent. C’était aussi pour moi l’occasion de faire la différence entre les victimes de trafic, véritables esclaves du sexe, et celles qui choisissent délibérément la prostitution
explique Dana Popa qui semble malheureusement ignorer que cette traite des femmes est inséparable de la « vitrine » affable d’une prostitution banalisée et revendiquée. Espérons qu’un travail plus approfondi sur le sujet lui ferait choisir comme titre « No Natasha ».