90 meurtres, 90 « personnes ». Seul le chiffre a sidéré. Mais un « détail » a été à peine relevé. Ces 90 meurtres avoués par Samuel Little sont 90 fois l’expression de la haine que Little portait aux femmes. Car ce sont des femmes que Little a dénudées, étranglées, violées, massacrées. Des femmes, et les plus exclues et marginalisées d’entre elles, notamment des prostituées. On doute alors que ce détail en soit un.
Ainsi, cet ancien boxeur s’en prenait uniquement à des femmes. Il les frappait violemment et les étranglait en se masturbant. A l’occasion, il les violait. Des femmes, donc, surtout des femmes isolées et marginales – droguées, prostituées -, et souvent noires ou hispaniques. Tout sauf un hasard. L’homme savait que personne ne s’inquiéterait de la disparition de ces femmes oubliées, privées de familles et rejetées par la société, à commencer par la police.
Pourtant, avant d’être enfin condamné par trois fois à la perpétuité en 2014, Samuel Little a été arrêté à plusieurs reprises pour meurtre. Pendant des décennies, il s’en est tiré avec trois malheureux mois de prison ou avec un non lieu. Et pour quelle raison ? Parce que les femmes qui le mettaient en cause étaient des femmes prostituées. Donc des accusatrices dont la parole n’a pas été écoutée. « Pas crédibles ». Que l’une ait été retrouvée assassinée après avoir été vue pour la dernière fois dans sa voiture n’a pas suffi. Qu’une autre, héroïnomane, ait réussi à s’enfuir après qu’il l’ait rouée de coups et violée, n’a ému personne. Que vaut le témoignage d’une prostituée ? Que vaut sa vie ?
Samuel Little a donc pu atteindre le score faramineux de 90 meurtres, avoués, en 35 ans. En toute tranquillité ou à peu près, dans une quinzaine d’états américains. Battant ainsi le record de Robert Pickton qui, au Canada, avait eu à répondre de 26 meurtres abominables de femmes prostituées de Vancouver, pour la plupart toxicomanes (et qui en avait avoué 49). La police n’avait jamais prêté attention aux éléments apportés par d’autres femmes prostituées pour le confondre. Pas crédibles! air connu. 70 d’entre elles avaient pourtant disparu entre 1978 et 2002.
Pourquoi la haine des femmes, objet de ces homicides misogynes, et la haine encore plus absolue des femmes prostituées, reste-t-elle cantonnée à la rubrique des faits divers ? N’est-il pas temps qu’à l’image des meurtres racistes ou antisémites, ils portent un nom qui mette en exergue leur dimension sociale et politique ? Le mot existe et figure dans le dictionnaire : féminicide. Tuer une femme parce qu’elle est femme. Leur vouer à toutes une haine viscérale. Vouloir les rayer de la carte de l’humanité.
Le féminicide, comme l’infanticide, n’est pas un homicide comme les autres ; il participe d’une violence structurelle. Continuer de parler d’homicides, de façon neutre, c’est continuer de déconsidérer les victimes, les rendre définitivement invisibles. Et passer l’éponge sur le message de haine sexiste délivré par le meurtrier.