Addictions : un risque aggravé dans la prostitution

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Pourquoi les addictions constituent-elles « le corollaire quasi incontournable de la prostitution », s’interroge Judith Trinquart ? Cette médecin légiste qui a rédigé un mémoire en addictologie  met en lumière les mécanismes en jeu lors de la dépendance à l’alcool, aux médicaments et aux stupéfiants, mais également… à la prostitution.

Beaucoup de personnes en situation de prostitution ont recours spontanément à l’alcool qui est considéré comme une substance de « base » pour supporter la violence des actes sexuels subis : « ça aide à tenir ». Cette consommation excessive d’alcool est également encouragée par les proxénètes ou par le « petit copain bienveillant » qui en connaissent parfaitement les pouvoirs désinhibants. C’est ainsi que des personnes, au départ abstinentes, peuvent devenir alcoolo-dépendantes.

Cette dépendance est assez bien considérée chez les personnes prostituées, contrairement à l’imaginaire populaire qui considère la femme buveuse comme « la pécheresse, la fornicatrice, la prostituée, la femme de mauvaise vie », constate Judith Trinquart.

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Dans l’inconscient collectif, les deux images, femme alcoolique – prostituée, s’accolent donc de façon implicite, renforçant ainsi leur stigmatisation, ajoute-t-elle. À l’inverse, l’alcoolisme masculin est valorisé, associé à la virilité, la convivialité, voire à la créativité.

Si les addictions permettent de supporter l’extrême violence des « passes », elles peuvent également constituer la porte d’entrée dans la prostitution. Cela concerne une minorité de personnes dépendantes, surtout des jeunes qui ont besoin de payer leurs doses de drogues dures (cocaïne, héroïne...).

Ces « Junkies » fréquentent des lieux de prostitution spécifiques. On voit, par exemple des jeunes filles qui subissent la prostitution, porte de la Chapelle à Paris, après avoir été « accrochées » par des dealers de crack avec des « cailloux » qui ont entraîné une dépendance rapide… et coûteuse.

Si les toxicomanes ne se voient pas comme des prostituées, l’inverse est également vrai. « Les prostituées méprisent les toxicomanes, les toxicomanes préfèrent ne pas être considérées comme des prostituées », précise Judith Trinquart.

Et pourtant, il est parfois difficile d’établir des distinctions entre les deux groupes, de « déterminer une antériorité par rapport à l’autre situation. ». Ainsi, des personnes qui ont commencé au départ la prostitution pour payer leur consommation de produits racontent qu’elles s’intoxiquent à la longue pour supporter leur situation. D’où le cercle vicieux de la prostitution dans lequel les personnes toxicomanes risquent de s’enfermer.

Comme les circuits de prostitution fonctionnent en concomitance avec le trafic des stupéfiants, les personnes en situation de prostitution ont facilement accès aux produits. D’ailleurs, les dealers sont bien souvent aussi des proxénètes ou finissent par se consacrer uniquement à cette dernière activité.

Dans les cités, par exemple, où le trafic de stupéfiants (cannabis, cocaïne, héroïne) est saturé, des jeunes dealers (18-25 ans) prostituent des jeunes filles de leur quartier, souvent des mineures, en ayant recours « à la séduction et l’extrême violence (coups, séquestration, viols, actes de barbarie) », précise Judith Trinquart qui ajoute : « C’est très rentable et peu risqué ».

Ces deux trafics génèrent au plan national et international des milliards d’euros de revenus. Aujourd’hui, l’institut européen des statistiques (Eurostat) a demandé aux pays membres d’intégrer le trafic de drogue comme la prostitution dans leurs statistiques nationales.

Une dépendance à la prostitution

Outre les addictions aux produits (alcool, médicaments, stupé ants), la Dre Judith Trinquart met en lumière dans son mémoire un second phénomène qui est peu étudié, à savoir ce qui serait vécu comme une dépendance à la prostitution.

Les personnes ressentent «une aliénation avec une très grande difficulté à s’extraire ou à s’éloigner de cette situation et des symptômes de manque ou de sevrage lorsqu’elles en sont sorties », explique la médecin légiste. « Est-ce la situation de prostitution en elle-même qui serait addictive ou un autre mécanisme en arrière-plan ? » s’interroge-t-elle.

Plusieurs mécanismes sont à l’œuvre qui favorisent ce vécu de dépendance à la prostitution.

La décorporalisation

Pour pouvoir supporter les agressions répétées des « clients », les personnes mettent inconsciemment en place un mécanisme de défense dit de décorporalisation qui leur permet de s’anesthésier physiquement et psychiquement face aux effractions corporelles répétées.

Elles deviennent alors totalement insensibles, à la douleur comme au plaisir. « L’intégrité de l’être est brisée ». Ce processus dissociatif est «spécifique à l’activité prostitutionnelle», signale Judith Trinquart.

Pour accélérer et intensifier cette anesthésie, les personnes ont tendance à boire ou à consommer davantage de médicaments ou de stupédiants, au risque d’en devenir plus rapidement dépendantes.

La dissociation due à l’état de stress post-traumatique

Lorsqu’une personne est confrontée à un stress majeur tel qu’il ne peut pas être métabolisé, régulé, il se produit alors un véritable « survoltage ». Le cerveau sécrète des substances (endorphines et «kétamine-like») équivalentes à des drogues dures qui vont « faire disjoncter le circuit de réponse émotionnelle », explique Judith Trinquart. La personne est dissociée, c’est-à-dire qu’elle devient alors insensible à la souffrance physique et psychique. Elle vit la violence mais ne la ressent pas : son corps ne lui appartient plus.

La mémoire des violences n’est pas stockée dans le circuit normal, mais dans un circuit parallèle, dit « mémoire traumatique», qui peut provoquer à terme divers troubles, en particulier des amnésies de ces violences subies ou de vives souffrances (cauchemars, ash backs…).

La majorité des personnes en situation de prostitution ont été victimes dans le passé de graves violences (abus sexuels, carences affectives, abandons, négligences…) et continuent à subir d’importants traumatismes lors des actes sexuels subis à répétition. Pour ne pas raviver les souffrances du passé et supporter les violences du présent, les personnes provoquent inconsciemment une anesthésie affective et physique en s’ex- posant de nouveau à des situations à risques, notamment par la prise de drogues (alcool, cannabis, héroïne…) pour recharger la mémoire traumatique et provoquer une disjonction.

Au risque de créer une dépendance à ces «substances addictives endogènes sécrétées par le cerveau à chaque fois que ces personnes se réexposent aux violences», explique Judith Trinquart. Selon la médecin légiste, les personnes qui éprouvent un manque lorsqu’elles sortent de la prostitution, sont dépendantes à «un fonctionnement neurobiologique» qui est auto-thérapeutique.

Les personnes ne sont donc pas dépendantes à la prostitution mais à la violence qu’elle représente et aux violences associées qui génèrent de nouveaux psychotraumatismes, favorisant ainsi la libération de drogues dures au niveau du cerveau et la dissociation. Le « cycle est donc sans fin. » Pour parvenir à maintenir la dissociation, les personnes sont obligées de « continuer à s’intoxiquer » en rechargeant la mémoire traumatique.

D’où la nécessité d’assurer une prise en charge « simultanée des deux troubles par un seul thérapeute » formé à ces problématiques, avec des compétences en addictologie et psychiatrie, conclut la Dre Judith Trinquart. 

Prostitution, alcool et toxicomanie : construction et orientation des addictions. Mémoire de capacité interuniversitaire d’addictologie clinique, années 2017-2019.