L’égalité dans les soins du ménage, on le sait, avance à pas de moineau. Plus troublant : les couples en apparence «égalitaires» maintiennent vivace cette injustice, rejetant sur les femmes ce que certains appellent «le sale boulot».
C’est à se demander pourquoi les bébés filles ne naissent pas un balai à la main… tant les représentations des femmes, en mièvres princesses ou méchantes sorcières, sont toujours munies de cet attribut de ménage, qui les remet à la place assignée par les hommes : nettoyer leur maison, effectuer de nombreuses tâches et ne pas faire (de) tache.
Il faut dire et rappeler que c’est une juste représentation, tant les femmes, malgré les progrès accomplis vers l’égalité en droits n’en restent pas moins les gardiennes du ménage. Ou plutôt les concierges. Car cheffes de familles elles ne sont pas selon les administrations, mais bonnes ménagères, oui ! Elles font toujours 80% des tâches ménagères et cela n’évolue qu’à tous petits pas. En moyenne, quelques minutes gagnées chaque jour ; cela signifie pourtant en réalité de vrais écarts selon les milieux sociaux.
C’est dans les ménages les plus « égalitaires » à tous points de vue, expliquent François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau dans Du balai (lire ci-dessous), que la répartition serait la moins au désavantage de la femme – en tout cas dans les représentations.
Lorsque la femme a un niveau d’étude égal ou supérieur à l’homme ou lorsqu’elle est au même niveau de carrière (les femmes ayant en moyenne 3 ans de moins que les hommes avec qui elles vivent, cela continue d’être l’exception, même en dehors des inégalités salariales), elle serait moins encline à tout nettoyer, balayer, récurer.
Mais c’est surtout lorsqu’elle contribue financièrement au foyer qu’elle ne se sent pas obligée de tout faire elle-même – voici une information importante sur laquelle nous revien- drons : Toutes les enquêtes le rappellent : plus la contribution monétaire de la femme au revenu du ménage est élevée, plus la propension à externaliser [recourir à une employée de maison, ndlr.] une partie des tâches domestiques est grande
.
Y a-t-il meilleure répartition des tâches pour autant ?
Eh bien non ! Car ce qui caractérise la répartition des tâches ménagères au sein du couple, c’est qu’elle varie selon les tâches considérées. Plus celles-ci sont ingrates, moins elles sont également partagées entre les deux membres du couple hétérosexuel (les rares études existant sur les couples homosexuels montreraient une répartition plus équitable, en particulier chez les lesbiennes).
Ainsi, il y a progrès, avec ces fameux « nouveaux pères » : ils jouent plus avec leurs enfants. Mais pour tout ce qui concerne les tâches qui font tache, comme le nettoyage (en particulier des toilettes) ou la lessive, la résistance est grande.
Même au sein des couples relativement égalitaires sur le plan professionnel (…) la gestion des tâches domestiques demeure un sujet conflictuel. Ainsi, selon une enquête menée en 2009 dans quatre pays européens, un couple sur deux se disputerait au sujet du partage des tâches ménagères, en particulier les couples les plus jeunes (…) les hommes reconnaissent qu’ils essaient d’éviter de faire plus de la moitié des tâches les plus courantes, voire qu’ils ne les font jamais. (…) En tête des tâches qu’ils esquivent, on trouve le repassage, le nettoyage des sanitaires, l’entretien du linge, le chan- gement des draps et le lavage des sols.
La répartition inégale est source de conflit et devrait l’être bien plus. Car si les petites filles ne naissent pas un balai à la main, si elles ne sont pas des serpillères (mais des guérillères), alors qu’est-ce qui justifierait qu’elles fassent plus que les garçons les tâches les moins agréables ? Comment ne pas y voir la perpétuation d’un état de fait où les femmes, propriétés des hommes sans âmes et sans droits, servent leurs besoins – de propreté, d’enfants, de sexe… Comme le soulignent les économistes: le refus des hommes de prendre leur part des travaux ménagers constitue un véritable mur auquel de nombreuses femmes ne peuvent ou ne veulent pas s’attaquer.
Pacification des ménages et renouvellement du patriarcat
Qu’est-ce qui explique que ce mur
tienne encore debout ? En partie, que les femmes ne sont pas prêtes à entrer en conflit pour que le partage soit égal. On pourrait s’étendre sur les raisons qui les empêchent de le faire : violence conjugale[[Simple hypothèse, mais vraisemblable : les hommes se sont appropriés les femmes et leur travail, en les soumettant (il a bien fallu que la force intervienne). Un conflit remettant en cause cet ordre établi rappellerait à l’opprimée le risque qu’elle prend à contester son oppresseur : celui de disparaître.]], dépendance affective et sociale, attitude maternante (ils n’y arrivent pas, ils ne savent pas faire, il faut bien les aider
). Faute de vouloir, ou pouvoir, trancher ce nœud gordien, on tente de le contourner.
La pacification du ménage devient le premier motif d’emploi d’une femme de ménage : Les couples qui en ont les moyens sont parfois amenés à contourner le sujet de discorde en recourant à une tierce personne. C’est le recours à une femme de ménage afin d’éviter la scène de ménage. En quelque sorte, dans les classes aisées, a fortiori quand la femme travaille, on achète la parité, ou plutôt ce qui s’en approche : la double journée féminine masque souvent deux femmes ou plus, pour qu’une seule, la « patronne » s’en sorte.
Donc, une petite frange de la population féminine semble échapper à ces tâches tout en évitant le conflit en les déléguant… à une autre femme. Et pourtant, dans la réalité, sont-elles bénéficiaires ? Ce sont elles qui paient, et ce sont toujours des femmes qui font le ménage !
Quel résultat pour les femmes ? Et l’homme dans tout ça ?
C’est le moment de revenir sur l’information que nous avons vue plus haut. Les femmes n’envisagent une femme de ménage que lorsqu’elles contribuent autant financièrement.
Cela signifie que les femmes, quand elles contribuent moins au budget commun, écopent des tâches domestiques ; lorsqu’elles y contribuent plus, elles y échappent en partie, par la grâce de leur femme de ménage. Dans tous les cas, ce sont elles qui paient : soit en heures de travail, soit en convertissant une part de leur salaire pour rémunérer l’employée.
Mais le comble, c’est qu’en analysant de plus près le recours à une tierce femme, on se rend compte qu’elles paient non pas principalement pour elles-mêmes, mais pour l’homme. En effet, pour lui le recours à une femme de ménage a un double avantage :
– la pacification : ce n’est pas l’employée qui va l’ennuyer pour les chaussettes sales qu’il laisse traîner… et s’il y a problème, c’est la femme qui gère la plupart du temps la rela- tion employeure (tu diras à la femme de ménage que…
)
– le maintien de l’ordre établi : un déchargement du poids de sa mauvaise conscience d’homme qui aime l’égalité ET de toute forme de devoir de tâche ménagère. Il reste « maître chez lui » sans culpabiliser !
Dans la pratique, selon Devetter et Rousseau, lorsqu’il y a femme de ménage, la femme du ménage gagne bien un peu de répit
sur ses propres tâches. Mais l’homme, lui, n’a plus du tout à s’en soucier, et ne fait plus rien – ou presque !
Ce qui nous mène à ce paradoxe merveilleux : c’est justement dans les couples où l’on professe le plus le goùt de l’égalité – qui sont aussi ceux qui ont les moyens de payer une femme de ménage – que les tâches ménagères sont les plus mal réparties !
Grossièrement, 3 h payées permettent d’économiser 1h30 de travaux domestiques dans la semaine (Insee). Selon l’enquête Erfi de l’Ined, il apparaît que les couples employant une femme de ménage expriment des valeurs plus égalitaires, mais que la répartition des tâches domestiques non externalisées y est encore plus inégale qu’au sein des autres ménages !
La part des ménages où l’homme participe majoritairement ou équitablement au passage de l’aspirateur avoisine 40% lorsqu’il n’y a pas recours à une femme de ménage, mais seulement 18 % dans le cas contraire. (…)
Le temps gagné pour une femme aisée grâce à « sa » femme de ménage est, au moins, partiellement, accaparé par la réduction de l’investissement du conjoint.
Pour le dire autrement : l’existence d’une personne rémunérée réduit fortement la proportion de ménages partageant équitablement les tâches domestiques, et il semblerait même que l’économie en temps faite par l’homme soit proportionnellement plus importante que celle des femmes.
Les femmes sont donc en fait très peu bénéficiaires en tant qu’individues. Et de façon sociétale, elles ne le sont pas du tout, puisque ce sont toujours des femmes qui sont cantonnées au ménage. Les hommes eux, sont amplement bénéficiaires à tous les niveaux… voilà de quoi méditer sur la façon dont le patriarcat excelle à se renouveler !
Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité
Politiques, les tâches ménagères ? Derrière l’activité fatigante, confinée à la sphère privée,
se cachent des rapports de force volontiers passés sous silence. La répartition sexuée du travail domestique, d’une injustice éclatante, est bien connue. Avec la figure de « la femme
de ménage » vient la question de la valeur adjugée à ce travail, dont la sociologue Annie Dussuet a montré qu’il s’apparente plutôt au modèle de la domesticité qu’à celui du salariat.
Stéréotypes, discriminations sexistes et racistes (les salariées de ce secteur sont pour la plupart étrangères), abus de pouvoir des usagers-employeurs… les tâches ménagères renferment bien des enjeux politiques. Sans oublier le fait que l’État mène depuis plusieurs années une politique fiscale incitative pour les particuliers recourant à une employée de maison.
Construire l’égalité réelle implique de s’emparer de ce débat. Sandrine Rousseau et François- Xavier Devetter, maîtres de conférence en Sciences économiques à l’Université de Lille-1, signent avec Du balai un court ouvrage stimulant, qui à partir d’un objet apparemment marginal (…) aboutit à des questions qui touchent à des aspects essentiels du fonctionnement de l’égalité et de la démocratie en France aujourd’hui.
Toutes les citations de cet article en sont issues.
Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, par François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, Raisons d’agir, 2011, 140 p.