Lola Lafon, autrice de six romans inoubliables, a la littérature chevillée au corps, et la défense des femmes et des enfants contre les violences patriarcales aggripée au cœur. Avec Chavirer, sorti en septembre, elle aborde la question de l’emprise, et de la prostitution des mineur·es. On ne peut être plus en phase avec ce qu’elle écrit.
Dans la description du piège qui se referme sur Cléo, 13 ans, Lola Lafon démonte un mécanisme implacable. La jeune danseuse est attirée à la fin d’un cours par Cathy, une adulte qui la valorise, la couvre de cadeaux, lui fait croire à la réalisation de son rêve en lui faisant miroiter une bourse fictive de la fictive « fondation Galatée ». C’est pour mieux la livrer à ses agresseurs, sans jamais risquer d’être dévoilée.
C’est le mécanisme implacable de la stratégie agresseur, celui qui rend possible que des hommes adultes violent et prostituent des jeunes filles mineures sans parfois que les victimes se sachent ou se reconnaissent comme victimes, et sans que la société s’en émeuve. Un piège qui se referme sur l’avenir de ces jeunes filles, et leur future vie de femme.
Victime coupable et complice ?
Le pire, c’est que ce système de « prédation sexuelle », sait si bien assurer son impunité. Pour cela, il fait en sorte que la victime se sente non seulement coupable de ce qu’elle a subi, mais complice de ses agresseurs.
Car Cléo, qui n’aura bien sûr jamais obtenu la bourse, mise de côté car elle n’est pas une victime assez complaisante, se dit que c’est de sa faute, à elle, si ça lui est arrivé. Elle pense qu’elle a déçu Cathy, (on pense à Ghislaine Maxwell dans l’affaire Epstein), en se montrant à la fois « trop mûre et pas assez ». Et elle a transmis ce « bon plan » dont elle s’est vantée pendant des semaines à d’autres enfants comme elle. Elle les a mises en relation avec Cathy, se disant qu’elles avaient le droit d’avoir leur chance, que peut être ce n’est qu’avec elle que le « déjeuner fatidique » s’était mal terminé. Ne pouvant en parler à personne. Mais tout au fond d’elle, elle sait que ça ne va pas. Et c’est cette culpabilité qui la poursuit tout le reste de sa vie.
Quelle meilleure façon de s’assurer qu’elle n’ira rien raconter, qu’elle ne se sentira même pas, 40 ans plus tard, légitime à se considérer comme victime au sein du mouvement #Metoo ?
Tout est juste dans la construction du livre, chorale, qui nous fait suivre Cléo et Betty dans leur parcours de vie, de leur point de vue mais aussi de celui de ceux et celles qu’elles ont croisées sur leur route, et qui n’ont pas compris, pas pu, pas su, réagir, ou qu’elles n’ont pas laissé approcher. Jusqu’à ce que l’époque, avec le mouvement #metoo, permette aux familles, aux proches, à la société, d’entendre les paroles des victimes. Et que deux documentaristes, découvrant un signalement à l’OCRTEH (Office central pour la répression de la traite des êtres humains), donnent la possibilité aux victimes, via un appel à témoins, de ne plus être isolées.
La force de Chavirer est de s’inscrire au cœur des doutes, des faiblesses, du manque d’estime de soi, des failles qui mettent tant d’enfants, d’humains à la merci des prédateurs. En les mettant en lumière, elle laisse passer la lumière…
Editions Actes Sud, 2020