Sophie Bouillon, reporter émérite récompensée par le prix Albert Londres en 2009, offre
avec Elles une galerie de portraits inoubliables. Ces pages au ton juste ne plaident pour
aucune chapelle mais restituent un univers de violence, de mépris et d’enfermement.
Je ne voyais pas vraiment où était le problème.
Sophie Bouillon, journaliste
plus familière des townships
d’Afrique du Sud que des trottoirs de la
rue Saint-Denis, a été emportée par son
sujet. Presque à son insu. Elle a tendu
son micro, ou plutôt prêté son oreille
à des femmes prostituées de tous horizons.
Avec un objectif : ne pas prendre
parti. Ni féministe ni militante, protégée
par la « neutralité » journalistique,
elle a souhaité livrer un matériau brut
en donnant la parole aux premières
concernées.
Au départ, Sophie Bouillon n’a pas
d’avis tranché. Elle connaît de la prostitution
ce qu’en connaissent ceux qui
n’y connaissent rien : Elles sont là pour
.
ça, après tout. Pour combler les frustrations,
calmer les dangereux, nourrir la
misère sexuelle et le manque affectif
Mais quand Camilla, jeune prostituée
du Vénusia, bordel de Genève, lui pose
la question fatale, T’en penses quoi de
, la journaliste – et la femme
tout ça ?
– vit mal le fait de ne pas savoir quoi
répondre.
Elle se jette alors dans le sujet,
enchaîne les portraits, Laurie et Maria
du Vénusia, Precious la Nigériane,
Kristina la travestie brésilienne, Sarah
de Pigalle, Mélanie du « Carlton », Zaza
et ses six douches par jour… Mais aussi
Laurence et Rosen, nos compagnes
de route « survivantes ». Et quelques
« clients ».
Le ton est léger, si l’on peut dire.
L’auteure se met en scène, blanche,
,
diplômée avec (son) micro et (son) pull
sa candeur et ses interrogations. Quand
Laurie et Maria lui expliquent que
les gars viennent parce qu’ils n’ont
pas envie de sortir leurs disquettes
,
Sophie se montre telle qu’elle est. Sortir
ses disquettes, elle ignore ce que ça
signifie. Les filles rigolent. Ca veut dire
se donner du mal pour séduire, sans
garantie de résultat. Elle écoute. Elle
est là pour (se) poser des questions. Elle
note au vol les 50 % ramassés par la
tenancière alors que les jeunes femmes
sont censées être « indépendantes »,
les rapports non protégés, les enfances
déchirées. Elle capte les éclats de rire
et les confidences sordides.
Au fil des
portraits, on la voit ressentir et réfléchir
(à quoi pense-t-on quand le client vous jauge
au moment de faire son choix ?) et dérouler
le fil de sa pensée.
Ces rencontres sur le vif ont une
vraie force. Elles montrent au passage
toute la distance entre le discours tenu
par celles qui sont dedans et par celles
qui en sont sorties. Dedans, surtout
pour les plus jeunes, c’est encore le
temps de la griserie, du sentiment
d’avoir du pouvoir sur les hommes.
Dehors, avec le recul, c’est le constat
glacial de l’anéantissement. Au fil des
portraits, est évoquée la loi en cours de
discussion. Dedans, on la condamne
pour ne pas faire fuir le client gagnepain.
Dehors, on pense plus aisément,
comme Laurence, que cette loi, il y a
.
tout dedans
En filigrane, on sent la stupéfaction
de l’auteure, la manière dont elle est
touchée au plus profond. Gardant son
cap, elle se retient, en quelque sorte,
d’exploser pour dire que c’est insupportable.
C’est toute la différence entre
Sophie Bouillon et nous, les abolos
dont il est question dans ces pages.
Quand madame Lisa, l’inévitable et
richissime tenancière du Venusia suisse,
joue les sauveuses en expliquant que
pour ses jeunes recrues, il n’y a rien
, l’auteure est comme résignée.
dehors
La même remarque nous pousse
à entrer en lutte ; à tout faire pour qu’il
y ait quelque chose dehors ; pour que
les compétences de ces femmes soient
reconnues, pour que la société cesse de
les ignorer, de les mépriser, pour que
les « clients » mesurent ce qu’ils leur
font subir. Oui, face à un tel constat de
désolation et de mort – que le livre de
Sophie Bouillon ne fait que confirmer –
nous nous engageons, nous refusons de
refermer de telles pages et d’oublier.