Dans « La revuelta de las putas », Amelia Tiganus, survivante et militante féministe revient sur son expérience à l’intérieur du système prostitutionnel. Elle parle de ses traumas, sa reconstruction et sa lutte pour l’abolition.
« L’abolitionnisme est le seul modèle qui valorise la bienveillance, la liberté et l’égalité entre les femmes et les hommes. L’abolitionnisme est transgressif, à vous de décider si vous êtes du côté de l’oppresseur ou des opprimés. »
Pour Amelia Tiganus, l’abolition de la prostitution est le seul moyen de mettre fin à l’exploitation sexuelle des filles et des femmes avec une loi qui a un effet non seulement dissuasif mais aussi éducatif. Pouvoir acheter des corps de femmes pour satisfaire les besoins sexuels des hommes n’est plus tolérable.
Elle livre une analyse d’une grande justesse sur ce qu’est la prostitution : une violence sexuelle, un croisement entre nombreuses dominations et un privilège masculin.
Le livre commence par son enfance et son adolescence. Née en Roumanie en 1984, de parents ouvriers très autoritaires, elle vit une enfance chaotique entre « maltraitance, douleur et désamour ».
A la violence physique et sexuelle (des châtiments corporels infligés par sa mère, un oncle incestueux, un viol collectif qu’elle subit à l’âge de 13 ans) s’ajoute la violence institutionnelle : l’indifférence des proches, des institutions non protectrices. Très vite déscolarisée, elle rencontre un « loverboy » qui la prostitue d’abord en Roumanie puis la vend à un bordel en Espagne pour 300 euros. Amelia Tiganus y restera 5 ans.
Les bordels, des « camps de concentration »
Elle nous livre ensuite un récit sans fard de son expérience dans les bordels. Elle s’interroge : Que représente le consentement dans un système néolibéral et dans le système prostitutionnel ? Il est souvent « synonyme de survie » ou de « soumission pour rester en vie ». En comparant les bordels à des camps de concentration, elle explique comment le système prostitutionnel dépersonnalise et déshumanise afin que la violence et les pulsions de torture des proxénètes et des prostitueurs « clients » puissent s’exercer en toute impunité.
Dans une description très affutée des acteurs et des actrices du système prostitutionnel, elle met en évidence les logiques de domination et de classe à l’œuvre dans la prostitution, bien loin des représentations complaisantes envers le système prostitutionnel.
Les proxénètes sont décrits comme des personnes ordinaires n’ayant pas forcément le look du mafieux dangereux ou du gangster. En usant de la maltraitance psychique (menaces sur la famille, rabaissement constant, climat de compétition entre les filles, dette), ils maintiennent les filles et femmes sous leur emprise. Le poids de la dette étant particulièrement utile pour faire pression sur les filles : en théorie, elles peuvent refuser des « clients », mais si elles refusent, leur dette augmente et elles ne peuvent sortir de l’enfer prostitutionnel.
« On entend souvent des mères dire : ils viennent pour exploiter nos filles. Mais ils ne viennent pas avec des chaînes et une fourgonnette blanche. Ils viennent nous exploiter à travers Instagram, Onlyfans, Tiktok, la propagande du porno, la publicité, les médias… »
Les « mamis », elles, partagent de grandes similarités avec les proxénètes mais sont majoritairement des femmes qui ont été prostituées par le passé. Pour sortir de la violence prostitutionnelle, elles adoptent les codes du système et choisissent l’ascension sociale au rang de subalterne pour se protéger et sortir du cycle de la violence.
Trois sortes de « clients »
Dans « la Revuelta de las Putas », l’autrice divise les « clients » prostitueurs en trois catégories : les « sympathiques » qui sont là pour discuter mais surtout avoir un rapport sexuel, les « machos » qui veulent affirmer leur virilité en pénétrant le plus grand nombre de femmes, les « sadiques » qui ne s’excitent sexuellement que par l’humiliation, la torture et la haine des femmes. Tous sont des hommes et ont en commun le refus d’entendre un non lors d’un rapport sexuel. Des hommes qui ont un rapport à la masculinité problématique.
Enfin, les filles et femmes en situation de prostitution, là encore loin de la représentation de la « travailleuse du sexe » joyeuse et libre véhiculée par les réseaux sociaux, sont en majorité issues de l’immigration forcée, ayant eu une enfance marquée par la violence, victimes d’un système patriarcal, classiste et néolibéral : aucune n’a le choix, toutes sont en compétition pour survivre.
Souffrant d’un stigma énorme, elles ne collent en réalité ni à l’étiquette de victime ni à celle de la femme séductrice : « Je ne comprends pas pourquoi on s’attend à ce que nous les putes, nous devions arborer l’image de la victime parfaite. Nous nous protégeons mentalement des hommes les plus cruels, qui, en ne voyant pas ni notre peur ni notre douleur, perdent l’intérêt de nous violer »
Enfin ces femmes en situation de prostitution subiront toutes des violences sexuelles avec les conséquences lourdes sur leur santé qu’on connaît, et un rapport compliqué à la sexualité : il s’opère soit un rejet total de la sexualité ou une volonté de revivre le trauma pour mieux le contrôler.
« Qu’il n’y ait pas manifestation apparente de souffrance ou d’émotions ne signifie pas que la personne ne ressent rien, au contraire la douleur est si intense que la déconnexion est absolue »
La revuelta de las putas : féminisme salvateur
Après un chapitre sur les féminicides prostitutionnels, (54 femmes tuées entre 2010 et 2020 en Espagne, 72% tuées par des clients), Amelia Tiganus termine le livre sur sa découverte du féminisme et comment celle-ci a pu lui permettre de sortir du pacte social silencieux qu’est la prostitution.
Grande lectrice depuis très jeune, elle accorde une importance particulière à la vulgarisation de théories académiques et des concepts féministes pour que chacune et chacun puisse se reconnaitre dans ce combat. Elle rappelle aussi l’importance d’écouter les survivantes pour avancer collectivement vers une société plus égalitaire et plus inclusive.
« Je cherche à montrer combien il est difficile de faire une révolution sans la participation active des personnes concernées, qui doivent être considérées comme des sujets actifs et non comme simples objets d’analyse.»
Ecoutez Amelia Tiganus en vous inscrivant pour notre « lundi de Prostitution et Société » exceptionnel en direct de Bruxelles
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