Le corps des femmes, butin de guerre !

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La prostitution est un thème qui n’est traité encore que par de rares chercheurs en sciences humaines. Nous saluons donc la traduction de ce livre de l’historienne Insa Meinen qui étudie en profondeur, à travers des sources inédites, la mise en place par l’administration militaire nazie d’un réseau de maisons closes contrôlées tout spécialement pour ne pas nuire au repos du guerrier aryen …

Insa Meinen livre une étude très documentée sur un aspect peu étudié de la période de l’occupation allemande en France. La question de l’organisation de la prostitution par les autorités allemandes, avec la complicité de Vichy, offre un point de vue inédit :

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l’enjeu (…), c’était de savoir de quelle façon le monde d’hommes de l’occupant allait entrer en contact avec une société assujettie. [ … ] Dans la mesure où l’administration militaire a prêté une attention considérable au contrôle de la prostitution

les efforts déployés en ce sens fournissent de nombreuses indications quant à la dimension spécifiquement sexuée de la politique de l’occupant.

Le lecteur est frappé par la hâte avec laquelle le commandement de la Wehrmacht se saisit de ces questions. Les allemands étaient à peine entrés dans Paris signale Meinen, que l’ordre était donné de créer des maisons doses réservées à la Wehrmacht sur le territoire français. Ce sentiment d’urgence est un indice révélateur de l’importance accordée par les troupes d’occupation aux problèmes de l’accès des soldats au corps des femmes. Preuve, s’il en est, de la place centrale tenue par le système prostitutionnel : comme l’affirme l’historienne Christelle Taraud[[Christelle Taraud, La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc 1830 – 1962, Payot, 2003.]], qui a relevé une précipitation semblable auprès des troupes françaises dans le Maghreb, la prostitution n’est pas un sujet périphérique, mais au contraire une question qui est au cœur de la société.

Insa Meinen rend compte de l’ampleur des mesures mises en œuvre pour achalander et contrôler les corps féminins mis à disposition des soldats allemands. Ce faisant, elle met en lumière les conceptions souterraines qui motivaient les décisions prises par les autorités militaires et leur ancrage dans un fonds nationaliste et sexiste commun à toutes les armées, dont on relève encore aujourd’hui la vitalité.

Des soldats menacés par les femmes

Par un stupéfiant retournement, les archives restituent l’image de soldats mis en danger par les prostituées, puis par la population féminine française dans son ensemble. À Paris, le danger le plus important émane des prostituées sauvages (…) Méfiez-vous donc de ces femmes! martèle une note de service de la Wehrmacht.

Une visite à Montmartre comporte un danger pour la santé et, le cas échéant, également pour la vie.

Caractéristique du nazisme, l’obsession de la « pureté de la race » qui s’appuie sur un scientisme délirant, mêlant faits de de société et biologie : la syphilis y est présentée comme capable d’empoisonner toute la race aryenne… Dans la brochure de propagande destinée aux soldats de la Wehrmacht, on peut lire : Soldat allemand! La patrie n’attend pas de toi seulement de réaliser des exploits militaires les plus brillants, mais aussi que tu fondes une famille saine!

Une prostituée identifiée comme source de contagion est passible du tribunal de guerre allemand ; un médecin négligent dans son diagnostic, également, sous l’accusation de… sabotage. À la place de « guérie », c’est l’expression mise hors d’état de nuire qui est employée. Cependant, analyse Meinen, il faut se demander pourquoi l’occupant a pu penser que toute relation non contrôlée avec des Françaises constituerait (…) un péril de contagion ; le fait que la lutte contre les maladies vénériennes ait entraîné la prise de mesures répressives massives contre les femmes ne va nullement de soi.

Pour répondre à ces questions, l’historienne met en évidence la valeur symbolique des femmes, leur corps qui ne leur appartient plus, devenant enjeu de pouvoir entre les troupes d’occupation et les vaincus.

Les femmes, un corps rendu public

Les femmes sont réduites à un corps inanimé : l’armée emploie l’expression utiliser une femme pour signifier avoir des rapports sexuels. Meinen montre que la France a été présentée comme une « base de récréation » offerte aux unités engagées dans la guerre d’extermination à l’Est.

Les soldats avaient de la sorte le droit d’avoir des relations sexuelles avec des habitantes des territoires occupés et pouvaient ainsi goùter aux fruits de la victoire. Parallèlement, la propagande allemande faisait de la France le pays de la débauche sexuelle et de la luxure, engrangeant le mépris des occupants pour les Françaises.

De fait, le terme de prostitution clandestine (…) était employé pour désigner les relations sexuelles en général entre les troupes d’occupation et la population civile féminine ; selon les régions, les autorités d’occupation soumirent les employées des hôtels et restaurants recevant des Allemands aux mêmes examens médicaux que les prostituées.

La police française procède à la même généralisation. L’attitude du gouvernement de Vichy confirme la prégnance de cette représentation : une loi de décembre 1942 réprime spécifiquement l’adultère commis avec la femme d’un prisonnier, cet adultère-là n’étant plus un délit d’ordre privé mais une atteinte à l’ordre social poursuivie au nom du bien public. En temps de guerre, le corps des femmes est revendiqué par les vainqueurs comme les perdants : « butin de guerre » des premiers, il incarne l’identité nationale fragilisée des seconds.

Les travaux de Meinen, identifiant la réification et l’appropriation des femmes qui sont au cœur de la politique réglementariste de la Wehrmacht, grossissent le sinistre catalogue des violences perpétrées par les armées d’occupation. On pense au Japon qui alimentait ses bordels par razzia, asservissant Coréennes, puis Chinoises, Malaises… au fur et à mesure de la progression de son armée[[Richard Poulin, Occupations militaires : la prostitution érigée en système, 2004.]].

Plus récemment, au Ruanda, le viol utilisé comme arme de guerre par les Hutus visait l’identité tutsie à travers les sévices infligées aux femmes de cette ethnie, comme en témoigne le fait qu’il était accompagné de mutilations de l’appareil génital ou par l’éventration des femmes enceintes[[Evelyne Josse, Violences sexuelles et conflits en Afrique, Université Libre de Brussels, 2007.]].

Le système de maisons installé en France par la Wehrmacht ne reposait pas sur une forme de brutalité militaire particulièrement spectaculaire, relève Insa Meinen, mais il reste tout autant l’expression des relations de domination entre les deux sexes.

Il est urgent de prendre en compte dans le droit intemational le surcroît de dommages que subissent spécifiquement les femmes du fait de ce rapport de domination. Sinon, les institutions internationales de maintien de la paix pourraient bien ne rendre que très imparfaitement la justice. «À l’évidence», note la psychologue italienne Patrizia Romito[Patrizia Romito, Un silence de mortes, Éditions Syllepse, 2006. Lire notre critique de [.] «les concepts comme celui de paix, en voulant rester neutres, ont historiquement exclu les femmes».