Pornland

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L’essai majeur de l’universitaire états-unienne Gail Dines paru pour la première fois en 2010 est enfin traduit en France. À lire absolument pour comprendre ce qui se cache derrière l’illusion d’une « pornographie », prostitution filmée qui se fait passer pour de la fiction.

Dans sa préface, Robert Jensen, universitaire et collègue de l’autrice, souligne une des grandes forces de Pornland : « Gail Dines nous rappelle que le rejet de la pornographie n’est pas quelque chose de prude mais de progressiste, que la résistance à la pornographie n’est pas une attaque contre la liberté mais au contraire une lutte pour davantage de liberté ». Pour en faire la démonstration, Gail Dines nous fait plonger dans les réalités de l’industrie de la prostitution filmée. En remontant aux origines – non filmées – de ce business, construit sur la haine des femmes.

Playboy est en effet né dans les années 1950, en surfant sur l’idée que les hommes mariés étaient privés de leur masculinité par la vie domestique et leurs épouses. Rapidement vendu à un million d’exemplaires, le magazine de Hugh Hefner était rapidement concurrencé par d’autres (Penthouse, Hustler). Ces magazines ont permis, explique l’autrice, qu’au moment où Internet survient, « notre culture [soit] déjà préparée à accepter la pornographie comme un élément de notre vie quotidienne, plutôt que comme une industrie produisant un système d’images dégradant et déshumanisant les femmes et les hommes ». Cela s’est produit par une banalisation progressive, avec notamment la création du mythe de la « pornstar ».

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La première d’entre elles, Jenna Jameson, affirmait qu’elle avait eu un « choix de carrière évident » car « elle aimait tant le sexe » et donc qu’elle avait beaucoup de chance. Les médias se sont empressés de relayer son histoire, ses interviews n’évoquant jamais la réalité qu’elle a fini par révéler dans son autobiographie : l’abandon, la maltraitance et les violences sexuelles vécues enfant et adolescente.

Un marché de violences sexuelles filmées

L’autrice souligne que la prostitution filmée est un marché qui rapporte des milliards d’euros et touche tous les secteurs de l’économie. Le mythe de la pornstar sert donc à assurer l’impunité de tous ceux qui bénéficient de près ou de loin de cette érotisation de la violence sexuelle. La pornographie a d’ailleurs souvent été associée au développement de nombreuses industries des nouvelles technologies. La demande de porno a tiré le marché des jeux vidéo, télécoms, Internet…

Au cœur du livre, Gail Dines décrit le « gonzo », initialement « porno extrême » devenu aujourd’hui porno mainstream. Celui dont il n’est jamais question dans les articles mais qui est la réalité de ce que vivent les femmes exploitées et de ce que regardent massivement la majorité des hommes. Non seulement les femmes ne choisissent rien, mais les hommes les violent, les étouffent, les humilient et les dégradent de toutes les façons in-imaginables possibles. Autre violence qui traverse le porno, le racisme décomplexé. Actrices racisées systématiquement moins bien payées, sur lesquelles s’exercent encore plus de violences, et scénarios et commentaires qui sont un déferlement de haine misogyne et raciste. Ainsi, Gail Dines souligne : « les représentations racistes n’appartiennent pas au passé. Simplement, aujourd’hui, l’industrie des médias doit faire preuve d’une certaine retenue car notre société a tenté, en surface, d’interdire les manifestations de racisme les plus vulgaires et les plus grossières. Il en va autrement de l’industrie du porno dont le racisme, stupéfiant de mépris et de haine des personnes non-blanches, est impuni ».

Dans la deuxième partie de « Pornland », Gail Dines réfléchit aux conséquences sur les femmes et les hommes de la banalisation du porno et de son visionnage très jeune (95 % des garçons aux États-Unis auraient déjà vu des images porno à 11 ans). Elle démontre par ailleurs comment, initialement dégoûtés, des hommes progressivement se dirigent vers le visionnage de porno toujours plus violent, pour renouveler la stimulation nécessaire à l’orgasme. De plus en plus de jeunes hommes expliquent qu’ils ne savent plus différencier leur sexualité et ce qu’ils voient dans les vidéos et ne parviennent plus à développer une sexualité qui leur soit propre avec leur(s) partenaire(s). Leur cerveau est colonisé par les images violentes, qui leur deviennent nécessaires pendant la relation sexuelle.

Prostitution filmée d’enfants

Enfin, l’autrice aborde la pédopornographie. Il y a d’abord ce qu’elle appelle la « pseudo-pédopornographie », en effet, si les films mettant en scène sexuellement des enfants sont interdits, il n’est pas interdit de faire apparaître des femmes adultes comme mineures, en parlant de « sexualité adolescente » ou « porno ado ». Les scènes, d’une grande violence, servent une idéologie qui vise à rendre tolérable l’idée que « le sexe avec des enfants serait un plaisir excitant pour tout un chacun ». Cette pseudo-pédopornographie sert de gué vers une vraie pornographie infantile. Selon un psychothérapeute qui a travaillé avec des délinquants impliqués dans cette pédopornographie, « après avoir longtemps regardé du porno adulte, ils s’ennuient. Ils veulent quelque chose de différent. Ils commencent à regarder des enfants. Ensuite, ils en veulent toujours plus ». Plus que jamais une lutte féministe contre cette industrie de violences sexuelles filmées est nécessaire. Féministe, parce que, comme Gail Dines, on ne peut qu’affirmer : « mon féminisme est pro-sexe au véritable sens du terme (…) et ne s’oppose qu’au sexe pornographique : ce sexe déshumanisé, dégradé, générique, qui ne se fonde pas sur des fantasmes personnels, sur le jeu ou l’imagination, mais qui est le produit d’une industrie créée et dirigée par des rapaces excités par la pénétration des marchés et le profit ».

Pornland, comment le porno a envahi nos vies, Gail Dines, Editions Libre, 2020