L’abolitionnisme contre l’ordre masculin. Pour son troisième lundi de Prostitution et Société, notre rédaction invitait Éliane Viennot et Frédéric Regard, pour parler de l’émergence des modèles contemporains de politiques publiques sur la prostitution. Une mise en perspective passionnante.
En invitant d’une part Éliane Viennot, professeuse émérite de littérature de la Renaissance et autrice de «l’âge d’or de l’ordre masculin», et d’autre part Frédéric Regard, professeur de littérature anglaise et auteur de «Josephine Butler, une croisade féministe», nous avons souhaité interroger le contexte de l’émergence des deux principaux modèles législatifs contemporains de la prostitution. Celle de l’abolitionnisme nous semblait étroitement liée, après 1860, à la naissance du combat pour la reconnaissance des femmes comme citoyennes à part entière. Le réglementarisme qui l’a précédé au contraire, semblait lié à cet âge d’or de l’ordre masculin. Leurs brillantes interventions nous ont confirmé cette vision. Nous retranscrivons ici quelques extraits. L’intégralité est à voir sur la chaîne Youtube du Mouvement du Nid.
Eliane Viennot : le règlementarisme
«L’âge d’or de l’ordre masculin» (qui couvre la période 1802-1860, ou « d’un Napoléon à l’autre»), est le quatrième volume d’une étude commencée depuis vingt ans sur l’histoire des relations de pouvoir entre les sexes.
Contexte :
« Au 19e siècle, dans un contexte post-révolutionnaire où on a compris que la liberté et l’égalité ne pourraient demeurer que pour les élites masculines, tout le monde veut de l’égalité ; le peuple et les femmes veulent de l’égalité. Les élites à ce moment-là n’ont qu’une idée, qu’elles soient de gauche de droite, c’est de les empêcher d’arriver à l’égalité.
Il y a un accord pour empêcher les femmes d’accéder au savoir – tout est verrouillé du côté de l’éducation, du côté du droit : le code civil de 1804 donne les pleins pouvoirs au père de famille. Beaucoup de femmes au 19e siècle vont être obligées de se prostituer d’une manière ou d’une autre et les hommes vont être entraînés à avoir recours à la prostitution. Le divorce obtenu pendant la Révolution est interdit complètement en 1816. L’adultère est alors un délit mais pas le recours à la prostitution ».
La prostitution, un enfermement permanent :
« La prostitution est organisée dès les années 1830 à la fois au niveau de l’État et des municipalités. Des maisons de tolérance sont regroupées dans certains quartiers. L’administration exerce un contrôle total sur les femmes prostituées.
Elles sont dans les maisons… quand elles ne sont pas dans les maisons elles sont en prison… quand elles ne sont pas en prison elles sont à l’hôpital… quand elles ne sont pas à l’hôpital elles sont dans les “refuges” fermés… Ces femmes sont prises en main avec des tenancières qui sont surveillées par l’administration et on invite les hommes à les fréquenter.
Elles ne sortent jamais de la maison close, sauf pour aller en prison quand elles ont fait du bruit, du scandale. Il y a pour elles des quartiers spéciaux. D’ailleurs c’est pour elles qu’on invente les fourgons fermés, les fourgons de la police. C’était toujours extrêmement spectaculaire d’arrêter des prostituées.
De la prostitution, on ne sort pas. Le refuge est très marginal : il ne sert pas du tout pour se réadapter ou revenir dans la société.»
Écrasement masculiniste de toute résistance :
«Parallèlement, aucune position professionnelle stable et correcte ne permet aux femmes de survivre. Mais il y a quand même des femmes qui réussissent, et contre ces femmes-là c’est la guerre. Au fond, l’idéal des élites masculines au 19e siècle c’est que les femmes soient enfermées : si elles sont des femmes respectables selon la morale du temps, dans les maisons, et si elles ne sont pas respectables, elles sont enfermées dans les maisons closes. »
Le contrôle des corps: «L’idée que les élites essaient de faire partager, c’est encore une fois que les femmes n’ont rien à faire dans l’espace public. Quand elles y arrivent malgré tout, des hommes interviennent pour les faire taire, pour empêcher qu’elles montent sur les estrades.
Elles sont violentées, tapées avec des parapluies, des chaussures etc etc et de sorte que, par exemple, en 1848 où les femmes ont essayé d’avoir une activité politique, de faire des journaux, des clubs, les hommes viennent volontaire- ment provoquer du bazar pour que les lieux soient fermés manu militari. Aujourd’hui, on dirait que ce sont des masculinistes bien entraînés qui se proposent d’organiser le scandale de sorte que la force publique intervienne pour faire taire les femmes. »
Des voix contraires sur la prostitution avant 1860 ? :
« Pendant la période révolutionnaire, très peu de femmes et féministes sont sensibles à la misère des prostituées. Mais, il y en a une au moins, Marie-Madeleine Jodin, qui fait des propositions législatives pour qu’il y ait une cour qui s’occupe des prostituées et qui punisse surtout les « clients ». Mais, en général, les féministes disent plutôt “ces femmes au fond nous font de l’ombre ou dévalorisent notre combat” ».
Frédéric Regard : l’abolitionnisme
Le contexte anglais après 1860 :
«Les “Contagious Diseases Acts” sont votées alors que l’armée dans le plus grand Empire au monde, est ravagée par la syphilis. C’est pour essayer de mettre un terme à la propagation de l’épidémie que les autorités britanniques – une collusion entre les politiques et les médecins – élaborent un système inspiré de la France, avec trois lois successives (1864, 1866, 1869).
Elles stipulent que dans les ports, dans les villes de garnison, toute femme soupçonnée d’être prostituée pourra être arrêtée par la police, soumise de force à un examen gynécologique et, si elle est porteuse de la syphilis, sera enfermée de force dans un hôpital.
La loi ne précise pas quelles sont les femmes qui pourront être soupçonnées de prostitution, le chef de la police de l’époque dit “toute femme qui sort dans la rue non accompagnée”. Cela signifie que toutes les femmes de l’aristocratie, de la haute bourgeoisie ne seront pas inquiétées, mais que toutes les petites paysannes, les couturières, les domestiques sont susceptibles de subir ces viols médicaux. »
Josephine Butler :
« Elle vient de la famille des Grey, grande famille en Angleterre. Rien ne la prédestine à s’occuper des “laissées pour compte”. En 1869, quand la troisième loi est votée et que le système s’étend dans tout le pays, elle s’engage totalement. Elle va vraiment se lancer dans une guerre, une croisade, en prenant des risques dont on a du mal à saisir les dangers aujourd’hui. Elle va sur les places de marché, à la sortie des usines, dans des réunions publiques et prend la parole devant des hommes très souvent, ouvriers, ingénieurs etc, pour essayer de les convaincre de faire pression sur le gouvernement. »
Une femme de terrain, au péril de sa vie :
« Josephine Butler parle avec des mots très crus de la réalité de la vie des pros- tituées et de ce que leur font subir les médecins et la police. Elle dépense toute sa fortune personnelle, risque sa vie à plusieurs reprises.
Elle est pourchassée, on essaye de la lyncher, on met le feu aux granges dans lesquelles elle tient des réunions. Elle est aussi la première à recueillir des témoignages, à faire des statistiques. Enfin, elle n’hésite pas à ramener chez elle des jeunes filles qui ont été violées, qui ont attrapé la syphilis. Elle leur permet de mourir dans des conditions dignes.
Elle ouvre des maisons-refuges, qu’elle appelle “maisons de repos”. Ce ne sont pas des maisons de travail – sorte de pénitenciers atroces dans lesquels on enfermait les femmes soupçonnées de prostitution, pour leur faire faire des travaux extrêmement pénibles, où la plupart du temps elles mouraient quand elles ne s’y suicidaient pas ».
Dénonciation du viol médical :
« Josephine Butler part en guerre contre le spéculum, qui est considéré comme un instrument de torture, destiné à violer les femmes. Elle vit cet examen comme un offense faite aux femmes, comme une indignité et surtout une atteinte à un concept radicalement nouveau, celui de l’intégrité du corps de la femme : c’est elle qui prononce les mots. Ces termes de viol médical et violation médicale, résolument modernes, sont employés dans les cinq volumes de son œuvre. »
Un combat international et anti-colonial :
« À partir de 1874, elle internationalise le combat. Elle se rend en France, en Suisse, en Belgique, en Italie. Elle constitue une Fédération internationale abolitionniste : c’est le moment où les troupes de Josephine Butler vont cesser de se nommer abrogationnistes. Elles utilisent le mot abolitionniste pour convoquer sur la scène l’histoire de l’esclavage et des luttes anti-esclavagistes pour avoir plus de poids politique.
Une fois la victoire obtenue en Angleterre, Butler se rend compte que l’abrogation des lois n’est pas appliquée dans le reste de l’Em- pire. Elle envoie deux émissaires en Inde, qui découvrent que dans chaque caserne, il y a un lieu réservé aux prostituées, qui s’appelle le Chakla. Elles recueillent des témoignages, récoltent des chiffres, écrivent un rapport et obtiendront gain de cause en 1890. »
Une croisade féministe :
« Au moment où elle entre en guerre, l’âge du consentement est de 13 ans pour les filles en Angleterre. Elle se bat pour faire en sorte qu’il soit relevé à 16 ans et, en 1885, obtient gain de cause. Dès “l’appel des dames à la révolte” publié dans la presse en 1869, elle affirme qu’il est absolument indigne de pénaliser les femmes, alors que les hommes sont laissés hors du propos.
“Attendu qu’il est injuste de punir le sexe qui est victime d’un vice tout en laissant impuni le sexe qui est la cause principale, à la fois du vice et de ses conséquences redoutées, etc, nous considérons que les peines encourues par les femmes soumises à ces lois sont indignes”.
Selon Butler, ces lois ne sont que le symptôme d’une profonde inéquité entre les hommes et femmes qui détermine tout le fonctionnement de la société. Elle appelle cela, dans de très nombreux textes, “le système”.
Elle ne dit pas “système patriarcal”, le terme n’existe pas, pas plus que “féminisme”, mais elle dit vrai- ment “qu’il y a un système qui est à l’œuvre partout dans la société, le système du double standard, c’est-à-dire du “deux poids deux mesures” et qui crée systématiquement de l’inéquité entre les hommes et les femmes” ».
L’abolitionnisme contre l’ordre masculin, troisième édition de notre webinar « lundi de Prostitution et Société ». Retrouvez-nous chaque trimestre. Pour être informé·e des prochaines éditions, écrivez-nous à communication@mouvementdunid.org