« Clients » : nouveaux regards, nouvelles politiques

1504

Séculairement invisible, la « demande des clients » est pour la première fois pointée comme une des causes majeures du développement de la prostitution et de son inévitable corollaire, la traite des femmes.

C’est au tournant des années 2000, avec l’explosion planétaire des trafics, que sont apparues les premières législations concernant les clients dans leur ensemble, et non plus seulement ceux des prostitué-e-s mineur-e-s.

Ce dossier se propose de retracer les étapes successives de cette prise de conscience et les premières réponses apportées au plan de la législation ou de la prévention, notamment en Europe.

Annonce

La fin de l’invisibilité

Premières enquêtesLe sociologue suédois Sven Axel Mansson fut le premier, dans les années 1980, à  mettre en lumière les faux arguments des hommes sur la solitude et à  faire une lecture, à  travers le rapport prostitutionnel, des rapports hommes/femmes encore à  l’œuvre dans nos sociétés.
Il a démonté les mythes et croyances qui justifient le recours de ces hommes aux personnes prostituées et montré en quoi une partie d’entre eux recherchent dans la prostitution un ordre ancien, un lieu protégé des exigences égalitaires des femmes.

L’anglaise Julia O Connell Davidson a montré que les clients de la prostitution enfantine sont en majorité des clients de la prostitution adulte qui en viennent à  franchir la limite et non des pédophiles comme on préfère le penser.
Elle a mis en exergue la dimension de racisme qui pousse des hommes à  rechercher « l’exotisme » des étrangères.

 » align= »right » />
La mise en cause des clients dans le système prostitutionnel est due à un ensemble de raisons convergentes :

– La montée de la traite des femmes

À partir de 1995, l’arrivée en masse sur les trottoirs de nos villes de jeunes femmes de l’Est européen et d’Afrique aux mains de réseaux parfois très violents soulève des questionnements. Dans certaines villes, les clients sont montrés du doigt par les riverains et les élus.

– Le tourisme sexuel impliquant des enfants

Longtemps entouré d’une grande complaisance, le tourisme sexuel impliquant des enfants est de plus en plus remis en question. De nombreux pays dans le monde choisissent de pénaliser les clients des prostitué-es mineur-es et disposent de lois d’extraterritorialité permettant de poursuivre leurs ressortissants pour faits commis à l’étranger, notamment en matière d’exploitation sexuelle des enfants.

– Les révélations de l’histoire

À partir de 1990, d’anciennes « femmes de réconfort », notamment coréennes, raflées et séquestrées dans les bordels de l’armée japonaise dans les années 1930 et 1940, manifestent pour exiger des dédommagements et des excuses du gouvernement japonais. Malgré un long déni des autorités, les révélations sur l’esclavage sexuel des femmes en temps de guerre font l’effet d’une bombe.

– La responsabilité des hommes de l’ONU

Dès 2000, aussitôt après l’installation des forces de maintien de la paix dans les Balkans (Minuk et KFor), est dénoncée la responsabilité de ces hommes, censés apporter la sécurité aux populations, dans le développement des lieux de prostitution et l’explosion des trafics de jeunes filles et jeunes femmes. D’autres affaires (Congo, Timor, Corée du Sud) font apparaître, partout dans le monde, les liens entre présence de forces armées, violences sexuelles et traite des femmes.

À ces événements survenus en l’espace de quelques années, s’ajoute le travail de fond des associations :

– Les luttes féministes pour l’égalité

A partir des années 1970, les féministes mettent progressivement à jour l’appropriation du corps des femmes par les hommes et les violences dont elles sont victimes. Auparavant considérés comme des questions d’ordre privé, le viol, les violences conjugales, l’inceste, le harcèlement sexuel acquièrent une dimension politique.

Inévitablement, le comportement des « clients » des personnes prostituées est mis en cause. Des féministes définissent alors la prostitution, non comme le fait des personnes prostituées, mais comme la mise à disposition du corps des femmes par des hommes, pour des hommes.

– L’évolution des associations abolitionnistes d’aide aux personnes prostituées

Parallèlement, certaines associations abolitionnistes approfondissent leur réflexion au-delà des personnes prostituées et du proxénétisme. C’est surtout le cas du Mouvement du Nid qui, de plus en plus engagé dans une politique de prévention de la prostitution, ne peut plus ignorer ce rouage essentiel du système prostitutionnel et publie, avec l’IFAR, la première enquête nationale sur les clients des personnes prostituées en 2004.

L’évolution des législations

Depuis 2000, les textes internationaux posent désormais la question des clients :

Le Protocole de Palerme, article 9.5 (2000) :

C’est le premier instrument international reconnaissant « la demande » comme un facteur essentiel dans le processus de la traite (la Convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui n’abordait nulle part la question des clients).

La Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, et son protocole additionnel visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants demande aux Etats

d’adopter ou de renforcer les mesures législatives ou autres, telles qu’éducationnelles, sociales ou culturelles pour décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, et qui conduit à la traite.

La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, dite « de Varsovie » (2005) :

Destinée, dans le sillage de la Convention de Palerme, à fixer les mesures à prendre au plan européen, elle appelle à des mesures législatives, administratives, éducatives, sociales, culturelles ou autres (…) afin de décourager la demande : par exemple des mesures visant à faire prendre conscience de la responsabilité et du rôle important des médias et de la société civile pour identifier la demande comme une des causes profondes de la traite des êtres humains, des campagnes d’information ciblées et des mesures préventives telles que des programmes éducatifs à destination des filles et des garçons.

Les étapes d’une prise de conscience

1995 / États-Unis

Norma Hotaling, ancienne prostituée, met en place, avec le procureur de San Francisco, un programme d’éducation des clients, la John’s School. Au fil des ans, plusieurs villes des Etats-Unis, états prohibitionnistes où les clients sont poursuivis comme les personnes prostituées et les proxénètes, adopteront les John’s Schools. Les clients ont le choix entre une inculpation ou une amende assortie d’une journée de sensibilisation. D’anciennes prostituées y prennent la parole pour décrire les réalités de la prostitution.

1999 / Suède

La loi de 1999 interdit l’achat de « services sexuels » dans le cadre d’une loi plus large intitulée La paix des femmes (votée par un parlement constitué de 43 % de femmes).

Cette décision s’articule avec une volonté politique de progresser vers l’égalité hommes/femmes et de lutter contre les violences faites aux femmes. Les personnes prostituées ne sont pas poursuivies.

La Suède entend ainsi poser une norme : il est interdit d’acheter le corps d’autrui, même avec son consentement.

Il semble que l’un des résultats les plus probants de cette loi soit le recul de la traite des femmes en Suède au moment où elle explose dans les pays qui l’entourent.
2001 / Kosovo

Au Kosovo, un règlement prohibant la traite des personnes interdit l’achat de services sexuels aux hommes de l’ONU s’ils ont connaissance du fait que la femme a fait l’objet d’un trafic.

2002 / Norvège, OSCE

La Norvège interdit à ses fonctionnaires en poste à l’étrangerl’achat de services sexuels.

L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) établit un code de conduite qui interdit à ses membres en poste en Bosnie-Herzégovine de fréquenter les établissements de prostitution et les clubs de danseuses nues.

mise à jour janvier 2009 : Après la Suède, la Norvège punit les « clients » prostitueurs.

2003 / Philippines

Les Philippines sont le deuxième pays du monde à pénaliser les clients des personnes prostituées adultes en interdisant l’usage d’une personne trafiquée. Cette disposition fait partie d’une loi contre la traite, adoptée à la suite du Protocole de Palerme. Les clients sont passibles de poursuites si la personne prostituée est une victime de la traite. Mais en droit philippin, traite et prostitution ne sont pas distincts.

2004 / Corée du Sud, ONU

Une loi interdit l’achat de « services sexuels » et se propose de supprimer les maisons closes d’ici 2007. Une initiative d’autant plus marquante que ce pays a longtemps encouragé le développement de l’industrie du sexe lié à la présence militaire japonaise puis américaine.

République démocratique du Congo, Kosovo… La révélation d’abus sexuels commis par les soldats des forces de maintien de la paix de l’ONU, la prise de conscience de leur responsabilité dans le développement de la traite des femmes pousse le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, à lancer en 2004 une campagne de tolérance zéro sur les abus sexuels et le recours aux personnes prostituées : Le sexe avec des prostituées est interdit.

Partout dans le monde, la mise à jour des liens entre présence armée américaine et développement de la prostitution et de la traite n’est plus à faire. Le gouvernement des USA interdit à son tour à ses soldats d’avoir des relations sexuelles avec des personnes prostituées.

2005 / Finlande

Un projet de loi de décembre 2005 prévoit la criminalisation de l’achat de « services sexuels » sur l’exemple de la Suède. Objectif, réduire la prostitution et par conséquent promouvoir le droit à disposer de son corps, l’égalité sociale et sexuelle tout en détériorant les conditions de développement d’activités criminelles que constituent le trafic d’êtres humains et le proxénétisme.

2006 / Estonie

L’Estonie envisage d’emboîter le pas à la Finlande afin de ne pas devenir la destination privilégiée des touristes sexuels finlandais et suédois. Sa décision est donc liée à la décision finlandaise.

Des campagnes d’informations et de prévention

Outre des campagnes d’affichage dont nous reproduisons ici quelques réalisations, sont menées des expériences de prévention. Aux Philippines, la Coalition contre le trafic des femmes a mis en place depuis 2003 un projet d’éducation sexuelle des jeunes garçons et de prévention de la prostitution : des groupes de discussion sur la virilité et la féminité travaillent sur les représentations stéréotypées des hommes et des femmes. Les actions sont menées dans les établissements d’enseignement mais aussi parmi les jeunes des communautés pauvres, dans les syndicats et associations. Des bandes dessinées, type mangas, ont été réalisées en dialecte.

En 2006, la Coalition contre le trafic des femmes a également lancé une pétition internationale « Acheter du sexe n’est pas un sport » dans le cadre du Mondial de football organisé en Allemagne. Le raz-de-marée de signatures issues de tous les pays d’Europe et du monde entier est l’occasion de mettre en lumière une nouvelle sensibilité, un véritable mouvement d’opposition à la commercialisation des femmes pour la traditionnelle « 3e mi-temps ».

En France, les mesures qui sont prises ne visent que les « clients » de la prostitution enfantine

Les lois qui s’appliquent aux clients ne concernent, à une exception près, que ceux des prostitué-e-s mineur-e-s. La loi de mars 2002, qui avait pour objet de mettre la France en conformité avec la Convention des Droits de l’enfant, a étendu la pénalisation des clients des mineur-es prostitué-es à l’âge de 18 ans (au lieu de 15 précédemment). Les lois d’extraterritorialité permettent de poursuivre en France des clients de prostitué-es mineur-es pour faits commis à l’étranger. Ces mesures sont rarement appliquées.

La loi sur la sécurité intérieure (dite loi Sarkozy) de 2003 qui réprime les personnes prostituées pour racolage, a toutefois introduit une notion nouvelle, l’abus de vulnérabilité. Sont visés les clients qui exploitent des personnes prostituées handicapées ou en situation de grossesse. À notre connaissance, une seule condamnation est intervenue à ce jour.

Ponctuellement, ces dernières années, des clients ont pu être interpellés hors du cadre de ces lois. En 2002 notamment, des hommes ont été poursuivis à Bordeaux pour exhibitionnisme ou racolage, seules possibilités légales de les poursuivre en l’absence de loi les concernant. Très médiatisées, ces actions sont restées sans lendemain. Les actions sur la prostitution, essentiellement répressives, continuent donc de viser uniquement les personnes prostituées visibles sur les trottoirs.

Les clients, qui restent exempts de poursuites, peuvent être entendus comme témoins (et permettre ainsi l’interpellation des jeunes femmes). De plus, on ferme les yeux sur l’essor de nouveaux lieux de prostitution, bars à hôtesses et salons de massage. Des agences pour l’emploi proposent aujourd’hui des emplois dans ces bars.

Des prises de position individuelles ou d’organisations, notamment féministes, ont défendu ces dernières années la pénalisation des clients sur le modèle suédois.

Le Mouvement du Nid s’engage à son tour en demandant une responsabilisation pénale des « clients » ou prostitueurs, une mesure qui devra s’accompagner d’un panel d’actions de prévention.

Pays réglementaristes : la promotion des « clients »

La Suède avait été la première à  inaugurer ces affiches en mettant en scène des hommes (à  visage découvert) se prononçant contre la prostitution. » align= »right » />

Parallèlement, le courant réglementariste, très implanté en Europe et dans le monde depuis les années 1990, œuvre à légitimer la prostitution comme métier et donc à faire la promotion des clients. Aux Pays-Bas, où la prostitution prétendument « libre » est légalisée depuis 2000 ainsi qu’une partie du proxénétisme, existe désormais un syndicat de clients chargé de défendre leurs intérêts.

En Catalogne, les industriels du sexe de l’Anela, syndicat bien implanté, promeuvent leurs activités et incitent les clients à exiger la « qualité » et « l’hygiène » de leurs établissements.

Rappelons que le Bureau International du Travail, importante instance de l’ONU, a tranquillement fait entrer la prostitution dans l’organisation du travail en 1998 en suggérant de comptabiliser les revenus de cette activité dans le PIB des États. En affirmant que le commerce du sexe a pris les dimensions d’une industrie et a directement ou indirectement contribué, dans une mesure non négligeable, à l’emploi, au revenu national et à la croissance économique…, le BIT légitimait le « service sexuel » : Du côté de la demande, écrivait le rapport, le développement économique récent a créé des possibilités croissantes et, très probablement, a conduit les hommes à rechercher l’achat de services sexuels dans un éventail de cadres beaucoup plus large et plus sophistiqué… Un constat qui valait acceptation.

La même logique a conduit des associations de prévention du sida à conforter les clients dans leur démarche. En se contentant de les inciter à utiliser le préservatif, elles leur ont garanti une légitimité de consommateurs avertis et ont évité de les amener à réfléchir à leurs responsabilités dans le développement d’une industrie porteuse de maladies, de violences et de traite des êtres humains. Il n’est pas interdit d’être client. Mais il est dangereux de ne pas se protéger. Se protéger, c’est aussi protéger sa famille, proclame ainsi l’association lyonnaise Cabiria.

Des politiques trompeuses

La pénalisation des clients, adoptée notamment par la Suède, est dans l’air du temps. Certains pays, certaines villes récupèrent aujourd’hui cette idée, mais dans le but inverse de légitimer et libéraliser l’achat d’actes sexuels par les clients.

Ainsi, la ville d’Anvers, en Belgique, a l’intention d’insérer un nouvel article dans le règlement de police. Il deviendra interdit de recourir aux services sexuels proposés sur la voie publique contre rétribution. Cette mesure ne s’appliquera pas aux clients des personnes prostituées qui sont présentes dans les vitrines et dans le quartier rouge, devenu un véritable supermarché du sexe.

Cette disposition n’a donc rien de commun avec la décision suédoise, fondée sur le refus de la prostitution et la promotion de l’égalité entre les sexes. Ici, il ne s’agit que d’appliquer une mesure d’ordre public dans le but de satisfaire les riverains et donc de légitimer la prostitution, à condition qu’elle s’exerce derrière des murs.

De même, la Grande Bretagne propose de lutter contre la prostitution de rue et d’ouvrir des maisons closes de petite taille. Les clients seront donc pénalisés, mais uniquement dans la rue : une légitimation de facto de leur recours à la prostitution en maison close. Première motivation des autorités, contenter les riverains des quartiers de prostitution.

Enfin, précisons que dans les pays qui appliquent une législation prohibitionniste (et qui poursuivent donc théoriquement clients, personnes prostituées et proxénètes), la pratique montre que ce sont encore et toujours les personnes prostituées qui sont les premières condamnées.

Article précédentNuméro 151 / octobre – décembre 2005
Article suivantCatalogne : une victoire contre l’industrie du sexe
Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.