C’est un combat sans fin, à la mesure de l’horreur vécue par des femmes. Entre 1932 et 1945, 200 000 femmes, notamment coréennes mais aussi chinoises, philippines, indonésiennes et taïwanaises, ont été contraintes à l’esclavage sexuel dans les bordels de l’armée impériale japonaise.
La Corée du Sud ordonne au Japon d’indemniser 16 femmes victimes d’esclavage sexuel
Enième épisode d’un affrontement vieux de plusieurs décennies, la Haute Cour de Séoul, en Corée du Sud, a ordonné au Japon d’indemniser 16 femmes victimes d’esclavage sexuel pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette décision du 23 novembre 2023 annule le précédent rebondissement qui les avait déboutées en 2021.
La Cour a ordonné le versement de 200 millions de wons (autour de 140.000 €) à chacune des plaignantes, pour avoir été « enlevées ou entraînées dans l’esclavage sexuel », avoir en conséquence « subi des dommages » et avoir été « privées du droit de mener une vie normale après la guerre ».
Infatigables, les plaignantes encore vivantes, aujourd’hui âgées de plus de 90 ans et qui n’ont jamais renoncé, trouveront au moins un peu d’apaisement. Mais l’affaire est si polémique qu’il n’est pas sûr que le Japon, épidermique sur ces accusations, ne vienne pas à faire appel. Jamais les relations ne se sont apaisées depuis que l’armée impériale a enrôlé 200.000 victimes (surtout coréennes et chinoises) dans les bordels militaires pour le « réconfort » des soldats japonais avant et pendant la seconde guerre mondiale.
Appelées, en vertu d’un euphémisme cher aux agresseurs, « femmes de réconfort », 200 000 femmes appartenant aux pays vaincus par l’armée impériale japonaise ont été kidnappées, déportées, violées, torturées dans le but d’assurer le « repos du guerrier » nippon, avant et pendant la 2e guerre mondiale. En 2000, un médecin venu témoigner lors du procès symbolique organisé par des associations de défense de ces femmes racontait avoir vu mourir d’épuisement une jeune coréenne qui venait de subir les viols de quarante soldats (1)
Cet épisode tragique n’est toujours pas refermé alors que les rares survivantes ont désormais plus de 90 ans. Manifestations réprimées, plaintes rejetées, poursuites déboutées par les tribunaux! Sorties du silence au début des années 1990, après avoir vécu dans la honte (certaines se sont même suicidées), les victimes ont eu à affronter des décennies de rejet et de déni. Tokyo a mis 70 ans pour leur présenter ses excuses pour leur enrôlement de force dans les bordels de l’armée impériale.
Si le Japon et la Corée du Sud sont devenus des alliés qui bravent ensemble la menace de la Corée du Nord, leurs relations ont longtemps été empoisonnées par cette affaire. En 2017, les rares survivantes continuent de se battre, aux côtés du nouveau président coréen, Moon Jae In, estimant insuffisant l’accord intervenu en 2015 pour les « réparations ». Mais elles ont encore à faire face au déni et aux insultes. Dans une interview à la presse, l’ambassadeur du Japon à Atlanta a récemment affirmé qu’il n’y avait aucune preuve qu’elles aient été forcées.
Selon lui, il ne s’agissait que de « prostituées payées (2) » dont les actions visent à salir l’image du Japon. En 2013, le maire d’Osaka, dirigeant d’un mouvement nationaliste de droite, avait banalisé l’affaire en affirmant que cet esclavage sexuel était une « nécessité ».
Au 21e siècle, il reste difficile de voir reconnu l’esclavage sexuel, encore associé à des mythes qui poussent à blâmer les victimes ou à considérer qu’elles ne faisaient qu’accomplir leur vocation naturelle. En Allemagne, même les femmes prostituées de force dans le bordel du camp de Ravensbrück, pour les prisonniers que les nazis jugeaient utile de favoriser, ont été soupçonnées d’avoir été des putains « volontaires ».
A Buchenwald, une directive des années 1950 interdisait de faire mention du « bordell » durant les visites guidées, de peur de donner des camps nazis une image riante! Tant il est vrai que la représentation de l’esclavage sexuel des femmes reste associé au plaisir de l’agresseur, et non aux viols subis par l’agressée.
A lire également : Femmes du réconfort, 70 années pour d’indispensables excuses
CHRONOLOGIE DU COMBAT DES ESCLAVES SEXUELLES CONTRE L’ETAT JAPONAIS
1991
Après 50 années de silence et de honte, la première victime coréenne fait son coming out. Des milliers de témoignages affluent de tous les anciens territoires conquis par le Japon. Mais la société japonaise, marquée par les courants nationalistes et négationnistes d’extrême droite, oppose une forte résistance.
1992
Le gouvernement japonais reconnaît la responsabilité de l’état major dans l’organisation des bordels militaires et le recrutement des « femmes de réconfort »
1993
Le Japon présente de toutes premières excuses, mais en niant toute responsabilité officielle du gouvernement impérial dans la gestion des bordels.
Le viol est reconnu par l’Onu comme crime de guerre et crime contre l’humanité par le Tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie.
1994
27 femmes coréennes adressent une lettre demandant au gouvernement japonais de poursuivre les coupables devant la justice. Leur demande est refusée.
1995
Des réparations commencent à être accordées à d’anciennes victimes.
Sortie du documentaire « Murmures » de la coréenne Byun Young Joo.
1996
La Commission des droits humains de l’Onu adopte un rapport qui remplace le terme « femmes de réconfort » par celui d’ « esclavage sexuel militaire ».
1997
La mention des « femmes de réconfort » apparaît dans les livres d’histoire japonais. Des négationnistes protestent en prétendant qu’elles n’étaient que de vulgaires prostituées et que leur mouvement ne vise qu’à dénigrer le pays.
La même année, un groupe d’anciens combattants de l’Armée Impériale reconnait publiquement les atrocités commises.
1998
La rapporteure spécial de l’Onu sur les viols et l’esclavage sexuel soumet un rapport qui rend le gouvernement japonais responsable des « camps de viol » et fait des recommandations en faveur du versement d’une compensation pour les victimes.
2000
Le Tribunal International de Femmes de Tokyo contre les crimes de guerre, tribunal symbolique dans l’esprit du Tribunal Russell1, reconnaît coupable de crimes contre l’humanité l’ancien empereur Hirohito et l’Etat japonais.
2001
Un tribunal de Tokyo déboute des femmes sud coréennes qui réclamaient une indemnisation du gouvernement japonais.
2005
Manifestations à Taïpei (Taïwan) pour exiger des excuses du Japon.
2011
Une statue commémorant les esclaves sexuelles coréennes est édifiée à Séoul, face à l’ambassade japonaise. Le Japon, scandalisé, rappelle son ambassadeur.
2015
Le gouvernement de Shinzo Abe reconnaît la responsabilité de l’État japonais à l’égard des « femmes de réconfort » coréennes et accepte d’indemniser les 46 survivantes à hauteur de 8,3 millions de dollars. Tokyo a donc mis 70 ans avant de présenter de véritables excuses et de dédommager les victimes encore en vie.
2016
Le succès de films comme Spirits Homecoming, de Cho Jung Rae et The Apology, de Tiffany Hsiung, montrent que le sujet est encore brùlant.
2017
Des manifestations ont toujours lieu à Séoul devant l’ambassade du Japon, en raison de l’insuffisance des réparations et des excuses fournies par l’ancienne puissance impériale.
2019
2020
2023
La Corée du Sud ordonne au Japon d’indemniser 16 femmes victimes d’esclavage sexuel
Enième épisode d’un affrontement vieux de plusieurs décennies, la Haute Cour de Séoul, en Corée du Sud, a ordonné au Japon d’indemniser 16 femmes victimes d’esclavage sexuel pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette décision du 23 novembre 2023 annule le précédent rebondissement qui les avait déboutées en 2021.
(2)The Chosunilbo, Japanese Diplomat Says Sex Slavery Victims Were ‘Prostitutes’, 28 juin 2017