Le début de 2021, grâce à « La familia grande » de Camille Kouchner, et le mouvement #metooinceste sur les réseaux sociaux, ont permis de rendre visible comme jamais le viol intrafamilial.
On ne peut que s’en féliciter, d’autant plus qu’on sait à quel point la vie détruite des enfants a des conséquences à l’âge adulte, y compris comme « camp d’entraînement » pour la prostitution, comme le disait très justement Andrea Dworkin.
Pour autant, peut-on vraiment dire « comme jamais » ? En matière de « libération (de l’écoute) de la parole », on nous dit toujours que « le silence est enfin brisé ». Qu’une telle est pionnière en le brisant. À chaque fois qu’une nouvelle victime parle, on lui déroule brièvement le tapis rouge, mais n’est-ce pas pour mieux le faire disparaître dès le lendemain de la « première » ? En l’encensant comme pionnière, se rend-on compte que, dans le même temps, on efface toutes celles qui l’ont précédée, rendant inopérante toute libération antérieure ?
En ce qui concerne la place des femmes dans la société et leur libération, ce syndrôme de la pionnière est particulièrement fort. D’ailleurs, les féministes elles-mêmes ne se sont-elles pas pris les pieds dans le tapis en se revendiquant de « libération des femmes années zéro »[1] ? Avant de rectifier d’elles-mêmes et de dire que bien sûr, il y en avait eu, et combien, avant elles !
On pourrait citer des dizaines d’exemples dans tous les domaines. Scientifique, artistique, sportif, dès qu’une femme réalise un exploit, une découverte, on met particulièrement en avant qu’elle est une femme, qu’elle crée « de la nouveauté ». Céline Sciamma, réalisatrice de « Portrait de la jeune fille en feu » en 2019, saluée comme pionnière d’un « female gaze » (ou regard non sexiste) , faisait justement remarquer ce phénomène, en refusant de ne pas voir celles qui l’avaient précédée dans l’histoire du cinéma.
Ce syndrôme est particulièrement flagrant, quand on étudie la question du viol par inceste. Les travailleurs sociaux du XIXe siècle aux États-Unis mettaient déjà en avant ce phénomène, dans des termes féministes, comme le rapporte Marie-Victoire Louis sur son site[2] . Ce discours a été, dit-elle, victime ensuite pendant 50 ans (1920-1970) d’une totale amnésie. Ensuite, il est réapparu dans les années 1970/80, avec le témoignage d’Éva Thomas, ou encore les livres de Leïla Sebbar. Pour à nouveau sombrer dans les oubliettes de l’histoire. (Bien sûr quelques féministes, au CFCV notamment, ont toujours mené le combat) .
À qui profite donc ce syndrome de la pionnière, sinon aux agresseurs ? À insister sur la libération de la parole, plutôt qu’à en exiger l’écoute ; à répondre par une loi qui ne va pas chercher plus loin qu’un « thread » twitter, proposée par celui-là même qui a contribué à empêcher l’écoute des victimes (Dupont- Moretti, aujourd’hui ministre de la Justice et autrefois avocat des accusés d’Outreau) ; en ne s’appuyant pas sur le passé et sur les réflexions complexes existant en droit, notamment à l’international ; en refusant de regarder les conséquences majeures du viol dans l’enfance dans la construction de la vulnérabilité à la violence future, en particulier prostitutionnelle, on se dit que le chemin qui reste à parcourir est encore long.
Long, avant que le patriarcat, qui sait, comme à son habitude, trop bien glisser sous le tapis sa remise en cause effective et totale, cède enfin du terrain. Mais longue aussi, est la force de résistance féministe face à lui.
[1] Le numéro d’octobre 1970 du journal Partisans portait ce titre.
[2] À lire sur le site de Marie-Victoire Louis http://www.marievictoirelouis.net/document.php?id=662&themeid=625.