Je vous salue… le point zéro de la prostitution

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650 pages d’une écriture serrée. Autant le dire : ce livre, véritable mine d’or pour qui s’intéresse de près à la question de la prostitution, n’a rien d’un ouvrage grand public. Il renferme pourtant une véritable saga, un incroyable condensé d’humanité : vingt récits, extrêmement détaillés, livrés par des femmes vivant ou ayant vécu des situations de prostitution ; et parce qu’un seul discours ne suffit pas, l’analyse de soixante-quatre interviews de clients et deux témoignages de proxénètes. Le tout soumis à une soigneuse analyse.

Pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et parler à la place de ceux qui ne le peuvent pas (« celles » serait d’ailleurs plus indiqué que ce masculin voulu par la langue), l’anthropologue québecoise Rose Dufour, spécialisée en santé publique et habituée des recherches sur la désinsertion sociale, a empoigné la question de la prostitution en consignant plus de deux mille pages de récits de vie de femmes prostituées.

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Quatre années de travail ont été nécessaires pour engranger ce matériau unique:le cheminement qui a mené vingt d’entre elles à la prostitution. La question posée par Rose Dufour est d’abord celle du « comment ». Comment en sont-elles venues à se prostituer ? Quels processus, personnels, familiaux, sociaux, ont modelé leur itinéraire, itinéraire très particulier dont l’auteure ne pense pas une seconde qu’il soit banal ou anodin ? Quelles conséquences cette pratique a-t-elle eue sur leur vie ? Sa démarche est aussi pleinement humaine ; donner la parole à ces femmes est pour elle le moyen de les aider à entamer une démarche d’introspection et donc de reconstruction et de changement.

Il serait vain de tenter en quelques lignes de rendre compte d’un pareil ouvrage. Retenons quelques pistes, notamment celle d’une structure familiale productrice de prostitution:les femmes interviewées ont connu des itinéraires fracassés et la violence est au cœur de leur vie depuis l’enfance. 17 sur 20 ont subi des abus sexuels.

Quant à la prostitution elle-même, elle pèse d’un poids humain considérable. Rose Dufour fait le compte des dégâts : destruction de la sexualité, perte de confiance en les hommes, sévère dissociation d’avec elles-mêmes, consommation d’alcool et de drogues, tentatives de suicides…

L’auteure a amené ses interlocutrices à parler des clients. On voit qu’elles partagent avec eux les mêmes idées reçues sur les besoins masculins irrépressibles et la propension au viol des hommes frustrés. Elle s’est ensuite tournée elle-même vers ces clients qu’entoure un mur étanche de protection édifié par la société tout entière. Leurs arguments sont ceux que nous connaissons : solitude, timidité, insatisfaction, besoin de tendresse, non engagement, besoins particuliers…

En allant plus loin, Rose Dufour perçoit leurs petits arrangements avec la fidélité, leurs regrets d’avoir à payer, leurs reproches sur un sexe trop mécanique, la part de leur l’insatisfaction, leurs représentations des prostituées et de la prostitution. Un discours qui signe une immense méconnaissance des prostituées et des femmes.

Des prostituées dont Rose Dufour conclut : ce qu’elles veulent, c’est sortir de l’abus sexuel.