Santé mentale des personnes prostituées : l’urgence d’agir

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Dans notre dossier paru fin 2012 (PS n°179) nous alarmions sur le manque criant de données sur la santé, en particulier mentale, des personnes prostituées, et nous appelions à dresser un état des lieux global. Depuis, des éclairages importants, quoiqu’encore partiels, ont été apportés, qui démontrent la nécessité d’une prise en charge holistique… qui se fait attendre. 

La santé mentale négligée 

Le Réseau européen des femmes migrantes (REFM) insis- tait en 2021 sur le manque de données concernant l’accès aux services de santé dans les pays européens, et envisageait même son rapport comme « une porte ouverte pour une recherche plus complète ». Déjà en 2013, l’étude de ProSanté faisait le constat de la rareté des données sur la santé mentale, ainsi que de la non prise en compte de la réalité du terrain de la prostitution depuis les années 2010.

À noter que 52 % des personnes interrogées déclaraient être dans un état de santé mauvais ou très mauvais (étude ProSanté 2013). L’enquête de Médicos del Mundo en Espagne, menée entre janvier et juin 2023 pour le diagnostic de besoins et d’état de santé des femmes victimes de prostitution et de traite, rejoint ce résultat : seules 25 % des femmes interrogées qualifient leur santé mentale de « bonne ».

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Les violences sexuelles : LE facteur traumatogène…

Le lien entre violences sexuelles préalables et prostitution n’est plus à démontrer : en 2010 le Collectif féministe contre le viol, dans une étude faite sur les 187 appels de personnes prostituées reçues à la permanence Viols Femmes infos de 1998 à 2007, révèle que 100 % ont été agressées sexuellement avant d’avoir été exposées à la prostitution. Or, Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, rappelait dans un colloque à Villeurbanne en 2012, que plus de 80 % des personnes subissant des violences sexuelles peuvent présenter des troubles psycho-traumatiques sévères pouvant durer toute une vie.

Judith Trinquart, médecin légiste, indiquait dès 2002 dans sa thèse sur la décorporalisation des personnes prostituées que l’image corporelle lésée par ces violences est un facteur majeur d’entrée en prostitution, s’il n’a pas été permis à la personne de restaurer cette image (grâce à un soutien et des soins adaptés).

La mémoire traumatique est un mécanisme neurobiologique normal mis en œuvre en réponse au stress extrême induit par les violences. Elle envahit le cerveau des victimes, leur faisant revivre la terreur ressentie pendant les violences. Elles mettent alors en place des stratégies de survie (conduites d’évitement, de contrôle), et pour anesthésier la souffrance, elles recherchent la dissociation, se mettant directement en danger. 

Cette façon de s’auto-traiter les conduit à consommer drogues, alcool (31 % des personnes prostituées avaient consommé des somnifères au cours des 12 derniers mois selon l’étude ProSanté), et à s’exposer à de nouvelles violences, comme la prostitution. D’ailleurs, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait en 2010 que le principal risque d’être victime de violences, est d’en avoir déjà subies (Muriel Salmona, 2012). 

On remarque, explique Judith Trinquart dans sa thèse, que dans cette démarche de compulsion (répétition de la violence) la personne prostituée subit une situation similaire à celle du traumatisme originel avec un risque d’anesthésie longue : il y a en effet une corrélation entre l’insensibilité à la douleur et la durée d’activité prostitutionnelle. Plus celle-ci est longue, plus l’anesthésie s’installe, menant à une dissociation corporelle. Une responsable d’association en Finlande (rapport REFM) estime même que la principale

« différence entre la violence domestique et les femmes qui ont été victimes de la traite », « c’est la dissociation : la façon dont elles voient leur corps. Elles ont l’impression qu’elles ne sont rien […] ». 

Judith Trinquart théorise cette notion de « décorporalisation » chez les personnes prostituées, définie comme un trouble sensitif engendrant un clivage de l’image corporelle, donnant lieu à un sentiment d’irréalité, d’observer la scène de violence au lieu de la vivre – tel que très souvent décrit par les personnes accompagnées, provoquant la perte de l’investissement de son propre corps, et par conséquent de sa santé.

Ce seuil de tolérance à la douleur très élevé conduit à une insensibilité corporelle qui permet de comprendre pourquoi le soin n’apparaît pas comme évident ou simple.

En effet : « pas de corps, pas de maladie, pas de soins ». 

… Renforcé par la précarité et la migration 

La barrière financière est évidemment aussi un frein à l’accès aux soins. Être en situation de précarité est un facteur exposant au système prostitutionnel : en 2016, l’association « FIT, une femme, un toit » qui gère un centre d’hébergement de jeunes femmes à Paris, a inter- rogé 108 résidentes. 24 % d’entre elles ont confié avoir eu recours à la prostitution de survie contre un hébergement (rapport du HCE de 2017).

Véronique Boulinguez, sage-femme de la Ville de Paris, précisait pour sa part lors de la Journée nationale de la Fédération des acteurs de la solidarité, que de plus en plus de femmes étaient obligées de recourir à la prostitution pour se loger ou se nourrir… Et cela agit tel un vase communicant : la précarité est un facteur aggravant des violences masculines et dans le même temps, ces violences accentuent la précarisation des femmes ; les éloignant toujours plus des soins de santé. 

En outre, la migration accentue la vulnérabilité : 30 à 40 % des personnes migrantes souffrent d’un traumatisme complexe (exposition répétée à des violences, avec des séquelles durables). Elles subissent généralement des violences lors de chaque phase migratoire : 35 % des réfugié·es auraient été victimes de tortures dans leur pays ; le voyage peut aussi se révéler traumatogène ; et enfin la précarisation liée à l’arri vée dans le pays d’accueil (procédure d’asile, isolement, manque d’hébergement…) renforce la souffrance mentale (Observatoire Santé mentale, 2024). 

Un manque d’accès complet aux soins 

Le cumul de ces freins rend difficile l’accès aux soins, alors même qu’une prise en charge

« la plus précoce possible » et pluridisciplinaire est recommandée par la Haute Autorité de Santé (note de cadrage du 14 octobre 2020). En effet, «les patient·es qui bénéficient d’une prise en charge globale immédiate souffrent deux fois moins de stress post-traumatique six mois après les faits ». Pourtant, le Centre Hubertine Auclert révélait dans son rapport de 2023, que les victimes mettent en moyenne 13 ans pour trouver une prise en charge adaptée, sachant qu’un quart n’y accède jamais. 

Ainsi, le manque de formation en violences sexuelles et psychotraumatisme des professionnel·les ; de psychologues proposant des consultations transculturelles ; mais aussi le manque de services de traduction et d’interprétariat ; la démultiplication des dispositifs ; le coût d’une thérapie ou encore les délais d’attente trop longs pour les rendez-vous sont autant d’obstacles qui privent durablement de soins adéquats les personnes les plus fragilisées. 

Il est par ailleurs important de dépasser l’approche de réduction des risques. Si, à court terme, elle permet de résoudre des problèmes (dépistage et traitement VIH, MST), elle empêche paradoxalement sur le long terme un accès complet aux soins, allant jusqu’à pérenniser certains obstacles. Judith Trinquart en décrit l’effet limitant : on constate que ce qui pouvait être bénéfique au départ devient néfaste par la suite en maintenant une population dans un contexte dangereux pour sa santé. 

Lors d’un colloque UNESCO – Amicale du Nid, l’épidémiologiste Jean-Baptiste Brunet soulevait déjà en 1992 que « les problèmes posés par les MST et par le sida ne sont qu’une des facettes des problèmes de la prostitution et certainement pas la plus importante ». Ce que l’enquête de Medicos del Mundo vient corréler : les femmes en situation de prostitution reconnaissent que leur état de santé émotionnelle est pire que leur santé physique. 

Face à ce tableau noir, il est urgent de faire en France une évaluation globale, d’avoir une connaissance fine des besoins et des freins auxquels se heurtent les personnes prostituées, pour leur proposer un accompagnement sanitaire global et approprié.