Clémence : « En écoutant des podcasts j’ai commencé à comprendre… »

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À 25 ans, Clémence[1] vient de découvrir le sens du mot «viol». Tout ce qu’elle a subi dans « les quartiers » où elle a grandi (c’est elle qui utilise le terme) lui a longtemps semblé normal : viols, prostitution, menaces par armes à feu, proxénétisme. Aujourd’hui, elle peut enfin identifier ces réalités pour ce qu’elles sont. Une conquête qui lui permet d’envisager un autre avenir.

C’est en écoutant des podcasts que j’ai commencé à comprendre. J’ai vu des vidéos sur Facebook, suivi des comptes twitter… Il y avait une vidéo où une femme disait « il m’a forcée », la journaliste reprenait « il vous a violée». Un avocat expliquait que c’était passible de quinze ans de prison. Moi, j’avais vécu des viols, des séquestrations. Quand j’ai appelé le CFCV[2], une personne m’a expliqué que j’avais même subi un viol aggravé, à cause des menaces par armes à feu.

Dire que je pensais que cet homme, dont j’étais tellement amoureuse, m’aimait aussi, et qu’il finirait par changer… J’ai passé quatre ans avec lui, entre ses différents séjours en prison pour braquages. Maintenant, je sais que j’étais sa chose. C’était un caïd, il pouvait me tuer. 

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Tout ça était normal dans le quartier. Tous les hommes autour de moi frappaient les femmes, les frères leurs sœurs, les fils leurs mères dès qu’ils étaient plus grands qu’elles ; c’était comme ça. La prostitution aussi, je pensais que c’était normal. Dans l’environnement où j’ai vécu, des filles y passaient à partir de 11 ans. Moi j’ai eu de la chance, si on peut dire, je n’ai commencé qu’à 19 ans. Je viens d’une famille aisée, avec une maison et un jardin. Mais mes parents étant un couple mixte, ils se sont installés dans le quartier pour échapper au racisme. 

J’ai aussi vécu la radicalisation. Au début, on a essayé de parler de ceux qui partaient en Syrie mais tout le monde nous 

 rigolait au nez. Et puis on a vu ceux qui ne l’étaient pas, rentrer radicalisés après leurs séjours en prison. Moi aussi j’ai eu ma période. Ils nous disaient que Daech allait prendre la France. Je traitais mes parents de mécréants. On allait en boîte ensemble, ils étaient « fichés S » et condamnés pour agressions sexuelles, en plus de leurs histoires de violences et de drogue. C’était bien la peine de se croire des envoyés d’Allah… Ils nous menaçaient : soit vous êtes avec nous, soit on vous bute. 

La prostitution, c’est par une fille que j’y suis entrée. C’est Sara qui m’a initiée. Elle traînait avec une copine dont la tante prostituée habitait en bas de chez moi ; son mari avait été assassiné, elle était prostituée dans des soirées avec de la cocaïne. Je connaissais aussi une autre fille qui avait été « déviergée » à 11 ans par un pote de son frère. Quand sa mère et son frère l’ont su, ils l’ont jetée dehors et son copain l’a prostituée pour se faire de l’argent. 

Quand je l’ai rencontrée, elle avait 14 ans. Je lui ai posé des questions, elle est restée vague mais j’ai appris que ça se passait sur un parking et qu’elle avait beaucoup de clients. À ce moment là, Sara sortait avec un mec et ils disaient qu’ils allaient faire du business en prostituant cette fille et une autre de 13 ans qu’elle avait connue au collège. Je ne sais pas si ça s’est fait, mais ce que je sais, c’est que la police est intervenue dans un appartement à Paris où elles étaient séquestrées toutes les deux ; elles auraient été vendues par des mecs du quartier à d’autres en région parisienne. 

Donc, c’est Sara qui m’a appris comment faire. Je voulais descendre le plus bas possible. La prostitution, c’était 

un moyen de savoir combien je valais, à quel point j’étais belle, combien les hommes étaient prêts à payer. Elle m’a montré un site, expliqué comment choisir un pseudo, parler avec les hommes et se mettre d’accord sur les tarifs et les prestations.

Je suis rentrée chez moi et je me suis connectée. Il y a tellement de mecs sur la plateforme, les messages ne s’arrêtent jamais. Ils ont plein de questions : à quoi on ressemble, notre ethnie, notre tour de poitrine, les prix, ce qu’on fait ; ils veulent des photos et qu’on mette notre webcam. 

À ce moment là, ça m’amusait, je prenais du plaisir à parler avec eux, à me vendre, à lire leurs envies. Finalement, je n’ai pas conclu. 

Et puis, c’est en passant une soirée avec Sara qui me dit qu’elle doit voir un client mais qu’elle ne peut pas y aller que je prends sa place. Le mec prend une chambre à l’hôtel au-dessus de chez moi ; on se met d’accord mais il essaie quand même la sodomie. Au deuxième, je dis que c’est capote obligatoire, il dit oui, au final il l’enlève et me conseille de prendre la pilule du lendemain. Et il part sans payer. J’ai su après que c’était un habitué. Que des arnaques. 

Une forme d’addiction

N’empêche, j’ai voulu continuer. C’était comme une espèce d’addiction. Je jouais un rôle. Avec eux, j’avais des flashs, je revivais mes viols. Plus je pouvais aller loin, plus j’y allais, je n’en avais rien à faire. 

Toutes mes copines étaient dedans. Prostituées, accros à l’al- cool et à la coke. Moi je buvais et je fumais. Celles qui sont prostituées ramènent d’autres prostituées. Pour la sécurité, ce sont les mecs du quartier qui organisent. Ils prennent un pourcentage mais avant, ils « essaient » la marchandise. À partir de là, les filles ne sont plus libres. On sait quand on commence, jamais quand on finit. Ils ne nous laissent pas partir comme ça. C’est les mêmes règles et la même organisation que pour la drogue. 

Évidemment, les mecs nous faisaient croire qu’on allait gagner de l’argent, et les filles se racontaient qu’elles avaient le pouvoir et qu’elles pouvaient choisir les clients. Elles avaient été tellement maltraitées. Toutes avaient été violées avant. Les viols collectifs, c’était la routine ; l’humiliation des femmes. Moi aussi, j’ai été violée, séquestrée. Mais le mot « viol » n’existait pas. On disait non, ils pouvaient continuer.

De toute façon, on était nées pour leur plaire. Il fallait être apprêtée, épilée, il fallait les exciter. On était tellement sexualisées. Au quartier, si aucun homme ne nous demande de le satisfaire, on se pose des questions et on fait tout pour être plus attractive. On est des produits de consommation. 

Pour les hommes du quartier, c’était gratuit. Ceux qui payaient, c’était ceux qui venaient de l’extérieur et qu’on rencontrait dans les hôtels. Les copines « m’en fournissaient », en disant bien qu’il fallait obéir à toutes leurs demandes. Toutes jeunes, elles en parlaient librement, de toute façon tout le monde s’en foutait. On était traitées comme des bouts de viande. 

Dans notre tête on les hait

Je m’exploitais moi-même, je me tuais à petit feu. Avec les clients, on a beau simuler pour que ça finisse le plus vite possible, dans notre tête on les insulte. On leur sourit et on les hait. « Fils de pute » ! Eux, ils veulent nous être supérieurs, ils nous font la morale : «je ne veux pas que tu utilises cet argent pour acheter des clopes ». Ils font semblant de se soucier de nous. Ils sont dégueulasses ; physiquement, moralement. La plupart veulent des mineures de moins de 15 ans, des corps tout neufs. On leur dit non, ils essayent quand même. Ils ont des demandes tellement humiliantes… Si j’avais pu les buter, je l’aurais fait. 

Quand c’était fini, ils partaient en faisant comme si on n’existait plus. Donc je ne valais plus rien à nouveau ; il fallait recommencer. En même temps, j’avais vécu telle- ment pire. C’était tellement affreux avec mon copain ; lui ne pouvait avoir de rapports sexuels que s’il lisait dans mes yeux la terreur ; il voulait du sang. Du coup, après, je pouvais tenir avec dix mecs en une nuit. Avec l’argent, je ne faisais rien, juste acheter des cigarettes, de l’alcool. Pour y arriver, il faut être défoncée. J’avais déjà appris à ne plus être dans mon corps. 

Je ne peux plus vivre ça 

On ne peut pas aller plus bas. J’ai appris que dire non, et ne pas voir ce non respecté, c’est un viol. Moi, pour mon premier viol – je sais maintenant que ce qu’il m’a fait, c’était un viol – j’étais bourrée. Je croyais que c’était une preuve d’amour. Encore maintenant, j’ai du mal à mettre ce mot là sur ce qui s’est passé. 

J’étais en terminale S, j’avais 18 ans. Il m’a amenée chez lui, il a fermé la porte, et ça a commencé : l’alcool, les insultes, « sale pute ». Il m’a séquestrée. Il a voulu me jeter la télé sur la gueule et m’a même envoyé son chien. Il m’a menacée avec une arme. J’ai été violée pendant 12 heures. J’en suis sortie… morte. Je ne dormais plus, ma moyenne en classe a dégringolé, j’ai commencé à avoir un brouillard dans la tête, quelques mois après j’avais tout oublié. Je savais qu’il s’était passé quelque chose mais je ne savais plus quoi. Je suis retournée chez lui et il a recommencé. Je ne me souvenais plus qu’il était armé et qu’il fracassait des gens en pleine rue… 

Mes parents ont vu que j’allais mal, ils m’ont payé un psy. Quand les souvenirs sont réapparus, je suis allée à l’hôpital psychiatrique. J’étais tentée de me jeter par la fenêtre. J’ai fait des efforts énormes pour me souvenir de lui se jetant sur moi jusqu’à m’étouffer. Mon cœur a fait une sorte de crac. Je l’aimais tellement, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je comprenais que c’était un malade mental en liberté. En fait, il me haïssait et je pensais qu’il m’aimait. 

Une fois, il m’avait volé ma carte bleue, il avait loué une voiture à mon nom et fait des « go fast » avec. Il m’avait aussi embarquée dans des histoires de braquage. Je devais comparaître au tribunal. Je suis allée porter plainte, les flics n’en avaient rien à faire mais quand j’ai prononcé son nom, ça a commencé à les intéresser. 

Je suis en cavale

Après la plainte, j’ai changé de numéro de téléphone et de compte Instagram. Je ne peux pas retourner là-bas, je suis en cavale. Au quartier, on vend son âme au diable. On est piégées. Mes copines ont des casiers judiciaires. J’en ai une qui cachait de la coke et des kalachs pour son mec. Si on porte plainte, on casse les lois du quartier. Si on quitte, il ne faut jamais revenir. Il y a des lois, on appartient à une bande ; si on s’en va, il faut se faire remplacer.

Il ne faut jamais dire ce qui s’y passe, sinon on fait du mal à ceux qui y vivent, à l’image du quartier. Alors c’est le silence. De toute façon, il n’y a pas d’amis ; des gens qui vendent de la drogue n’ont pas d’amis… Je suis partie à l’étranger. J’avais une affaire de braquage sur le dos, donc pas possible de faire des études en France. 

Quand j’ai porté plainte, je n’avais pas retrouvé tous mes souvenirs. Et j’étais encore dans le déni. Un policier m’a dit, vous ne pouvez pas aimer cet homme comme ça ; il faut vous faire aider. Il m’a demandé s’il m’avait prostituée. Ce policier était bien, mais ce n’était pas le cas de tout le monde. Quand j’avais 13 ans, une fille avait été forcée à faire une fellation au collège. La CPE l’avait accusée de l’avoir cherché. 

Je pense être la seule à m’en être sortie parmi les filles que j’ai connues au quartier. Je suis la seule à avoir eu mon bac. Toutes les autres sont coincées. Le destin, c’est les gars en prison, les filles en prostitution. 

Ma mère a su pour les viols. Mais pas pour le reste. Elle m’a dit : « Bon, au moins, il ne t’a pas prostituée ! » Si je n’avais pas eu mes parents, qui voulaient que je fasse des études, je serais en prison pour meurtre. Je souffrais tellement que je voulais me faire exploser. Des fois, tous ces violeurs, j’ai eu envie d’aller les buter. En même temps, eux aussi sont un peu des victimes. Les grands massacrent les petits, ils les pénètrent dans les caves pour dix euros ; en prison c’est la même chose mais c’est gratuit. 

Pour moi, la prostitution ça va avec le viol. Est-ce que, sans « mes » viols, j’aurais été prostituée ? Toutes les filles que je connais et qui l’ont été ont subi des viols et des incestes. Au fond, on se dit : dans tous les cas ça va 

arriver, alors autant que ça me rapporte de l’argent. Une femme qui est prostituée, soit elle a besoin d’argent, soit elle est détruite et cherche à se détruire encore plus. Même à ma pire ennemie, je ne souhaite pas ça. 

Aujourd’hui je suis seule et je me redécouvre


Quand je pense à tout ce que j’ai accepté par amour ! Je n’arrive pas à pardonner. Quand je suis sortie de l’emprise de cet homme, et de mon déni, je n’ai plus parlé à personne pendant un an. Je me suis mise à détester les femmes qui n’avaient pas vécu ce que j’avais vécu. Quand elles racontaient qu’elles avaient dit non mais que l’homme avait insisté, j’aurais bien voulu n’avoir subi que ça ! Certaines m’ont raconté ce qu’elles ont appelé des viols, pour moi c’était ce que j’avais vécu de plus sympa. D’ailleurs, quand j’ai appelé un groupe de parole, et quand j’ai raconté mon histoire, on m’a dit que c’était trop traumatisant… 

L’après, c’est presque plus dur que pendant. C’est plus facile d’être dans le déni que d’ouvrir les yeux. Après, j’al- lais encore sur les sites parler avec des hommes, j’avais envie de prendre de l’héro, heureusement je ne l’ai pas fait. Bien que j’en sois sortie, j’ai toujours un pied dedans. Je travaille mais je ne me sens pas à ma place. Je n’arrive pas à comprendre les codes. Des fois, j’ai envie d’y retourner. C’est comme une nostalgie. Là-bas au moins on souffre tous. Là où je vis maintenant, voir les gens heureux, c’est dur. Je me dis qu’une part de moi est fichue. 

Les hommes, c’est fini. Je les hais. Ce que je veux, c’est me venger. Leur parole continue d’avoir plus de valeur que la nôtre. Pour contrer Tarik Ramadan, il faut cinq femmes ; Poivre d’Arvor, je ne sais combien. Ce n’est pas parole contre parole. 

Je ne sais pas ce qu’est un amour partagé ; se mettre ok sur les choses dont on a envie ou pas. Moi, j’ai appris à ne rien exprimer, ne rien exiger, ne jamais me plaindre. Dans ce monde, on ne s’aime pas, on se déteste. S’il fallait revivre tout ça, j’aimerais encore mieux la mort. 

Le sexe, ce n’est pas un travail. À quel moment on trouve normal qu’un mec de 60 ans se tape une gamine de 18 et essaie d’enlever la capote ? Ce sont des porcs. Jamais je n’accepterai que l’homme avec qui je serai un jour, si je le rencontre, soit quelqu’un qui ait payé ! Si je l’apprends, je le fracasse. 

 

 

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.