Le jeune homme charmant que nous avons rencontré à Lyon souhaite être appelé « Frère de banquise »1Une référence à « La petite fille sur la banquise » d’Adélaïde Bon, qui raconte l’agression sexuelle dont elle a été victime enfant.. Victime d’inceste, il s’est retrouvé dans la prostitution à 14 ans. Ce n’est qu’en sortant de son amnésie traumatique, qu’il a compris la génèse de la violence – l’inceste et la masculinité toxique. Ancien enfant placé, il est aujourd’hui en voie d’épanouissement et souhaite apporter sa pierre à l’édifice.
Avant de se lancer dans le podcast La Vie en Rouge, il nous a d’abord livré son histoire pour publication. Une histoire poignante et pleine d’espoir.
Je suis né en Espagne mais, à mes 1 an, on a déménagé en France, à Lyon. J’ai un schéma familial complexe, mon père n’était pas souvent là. Quand j’ai eu 6 ans, on est retournés en Espagne et je suis revenu en France à 12 ans.
J’ai subi des violences, de l’inceste, de celui qu’en espagnol on appelle « l’oncle politique » (oncle par alliance, NDLR). C’était avant mes 6 ans, en France. J’ai « rescapé » une photo de mes 4 ans, il est derrière, et je pense que cela avait déjà lieu à ce moment-là. Dans les flashes où je revois la scène, il est assis par terre, et moi je suis tout petit à côté. Ça s’est passé dans la loge de concierge de ma tante, où elle vivait avec sa famille.
Ma mère est au courant pour l’inceste, je lui ai annoncé il y a quelques années, vers Noël. Le moment a été très mélodramatique. Je ne sais pas à quel âge les choses se sont passées, je ne me souviens pas. Mon corps, aujourd’hui, je ne sais d’ailleurs pas quel âge il a.
Mon père n’était pas très présent. Il rodait autour de nous, sans jamais vraiment être là. Et vers mes 6 ans, tout d’un coup, au moment des fêtes de Noël, on se casse en Espagne. Sans prévenir. Il nous prend sous le bras, ma mère reste quelques jours de plus. Pour que ma mère suive, il exerçait des violences conjugales, psychologiques, économiques surtout. Elle était la seule qui rapportait de l’argent à la maison.
Je m’étais habitué à la vie en Espagne, j’allais dans un lycée français très élitiste, j’avais de bonnes notes, j’allais à la piscine, je faisais du tennis, etc. À ce moment-là, ça allait.
Je n’ai plus tellement de souvenirs, mais je sais qu’il y a eu un avant/après notre départ en Espagne.
À l’époque en Espagne, je suis mal dans mon corps et très solitaire. Je prends du poids.
Il y a un mal-être, mais en même temps, ça va. Dans la famille, je suis celui qui va bien. J’ai le sens des responsabilités : mon frère a des problèmes, mon père, on ne peut pas compter sur lui et ma mère travaille de 6 heures à 23 heures. Elle a trois boulots pour nous faire vivre : ménage, auxiliaire de vie, et travail à l’usine.
C’est moi qui, de 7 à 10 ans, prends en charge mon frère. Je suis très valorisé pour ça à cette époque. Je ne fais pas parler de moi, j’ai des bons résultats à l’école. Cela reste de bonnes années dans mon souvenir – les moins pires. Je fais du basket, bien sûr je suis un peu déçu que mes parents soient les seuls qui ne viennent pas me voir jouer… mais je suis dans ma bulle.
Le schéma se reproduit quand j’ai 12 ans. Cette fois, c’est ma mère qui nous oblige à quitter l’Espagne du jour au lendemain, et on est hébergés pendant un an chez mon agresseur. C’était devenu nécessaire de partir car ma mère s’était retrouvée au chômage et n’avait plus de quoi nous faire vivre. Dans le même temps, mon frère tombait dans la délinquance, il commençait à y avoir des menaces de représailles du voisinage, ma mère paniquait.
Ça a été très dur. Chez mon agresseur, je commence dès lors à ressentir des choses négatives à son égard, quelque chose chez lui de très malaisant.
J’arrive en classe de 5e, je ne parle plus du tout français, je me sens très dévalorisé. C’est une classe d’accueil à la Croix-Rousse (quartier de Lyon, NDLR), où il n’y a que des étrangers. J’avais l’impression d’être recalé, je voulais être avec « les gens normaux » de mon âge et de mon niveau. À ce moment-là, les études me portaient, m’aidaient à ne pas être dans la réalité.
Ensuite, je subis une agression sexuelle pendant la Vogue des marrons, une fête populaire du quartier ; Je suis à l’arrêt de bus et je n’ai pas réalisé qu’il ne passerait pas ici ce jour-là, quand un homme, un pervers m’aborde. Il est âgé, a le regard lubrique, a la main dans la poche et se touche. Quelque chose en lui me pousse à le suivre. Je suis totalement sidéré, pris de panique, mais je le suis jusqu’aux toilettes. Là, quelque chose me ramène à la réalité et je m’enfuis. Tout cela se passe alors que tout autour des adultes sont là et ne voient rien. C’était un mercredi, à 17h…
Je pars en courant, et dans la foulée, ma puberté s’enclenche… Je regarde beaucoup de porno, je me rends compte que je suis attiré par les hommes. J’ai une première réminiscence de l’inceste. Je ne comprends rien de ce qui m’arrive, je ne peux en parler à personne. Je ressens un malaise, du dégoût pour moi même… Ça me rend malade. Je me demande si je suis né homo ou si c’est à cause des abus.
Moi qui ne suis encore qu’un enfant, je change radicalement d’attitude. Absentéisme, mes notes qui dégringolent… je démarre les mises en danger, fugues, etc. Je ne vais pas bien. Je rêve de pouvoir me changer par un coup de baguette magique qui me rendra hétéro, « comme tout le monde » !
Ensuite, je commence à sortir en boîte de nuit, je fais des connaissances. Je rencontre d’autres pervers, pour qui je suis de la viande fraîche. Petit à petit, la prosti- tution va s’installer.
Des hommes toxiques
Je commence à ce moment-là à verbaliser le rejet concernant mon père qui a de l’emprise sur la famille. Il prend de l’alcool, de la cocaïne. Il exerce des violences verbales et physiques. Il représente pour moi une virilité que je ne peux pas accepter. Dans ma vie, le peu d’hommes que j’ai côtoyés étaient toxiques, violents verbalement, sexuellement. Je ne voulais pas leur ressembler.
Mon père m’a dit des choses atroces, des mots dits une fois mais qui restent gravés à vie.Quand j’avais 7/8 ans, on a eu une altercation physique, il m’a dit que je n’avais pas été un enfant désiré et que ma mère avait voulu un deuxième enfant pour s’occuper du premier.
Une soirée pendant les fêtes de Noël, il me pousse contre la télé qui manque de me tomber sur le crâne. Là, ça va trop loin, il faut faire redescendre la pression et on m’envoie dans la famille « pour calmer le jeu ». C’est moi qu’on a écarté. Je l’ai vécu comme un traumatisme.
Autre moment de violence, c’est quand il apprend mon homosexualité. Je suis en classe de 4e. On fait un voyage scolaire en Italie. Ma mère, curieuse, est tombée sur un carnet dans lequel j’ai écrit : « Je me demande pourquoi il m’est arrivé ça, c’est horrible, j’aime les hommes ».
Elle me dit « tu m’as déçue ». Mon père l’apprend, on en arrive presque aux mains. Il dit des trucs horribles, qu’il ne veut pas utiliser le même rasoir que moi « pour ne pas attraper ta maladie »… Il me disait aussi que je n’étais qu’« une petite pute ».
J’entame une série de fugues, et de rencontres. À l’école, ce
n’est plus possible ; J’envoie tout valser, je suis incompris, malade « je ne suis qu’une pute ». Je fugue souvent chez celui que je vois comme un ami. Il est majeur, on « matche », je passe beaucoup de temps avec lui. C’est lui qui m’introduit dans ce milieu.
Frère de Banquise : la prostitution m’a brisé
Je n’étais déjà pas bien, mais la prostitution m’a brisé. J’ai senti comme un verre en moi qui se cassait, je l’ai associé à mon âme. Ça s’est passé dès le premier client. Un point de non retour. Mon âme a fini d’être brisée. Ça s’est passé à la fois dans ma tête et mon corps.
La prostitution, c’était avant la drogue. J’ai redoublé ma troisième. Ça a duré un an et quelques mois. Ça m’est arrivé encore en seconde, de me prostituer en échange de drogue. J’en prenais énormément. Quand j’ai arrêté, j’ai senti que mes pieds retouchaient terre.
Cet ami que j’avais suivi, je me suis dit « il faut plus qu’il soit dans ma vie ». Il m’a aidé, mais pas de la meilleure façon. C’est lui qui m’a créé mon profil sur le site de rencontres gays Planète Romeo. C’est lui qui gérait mes premiers rendez-vous. Il était mon proxénète.
Le premier client, c’était au sauna. Tout avait été organisé dans mon dos, je n’étais qu’un pion. Il ne voyait pas mon âge, mais j’étais un poupon ! Lui, c’était un vieux monsieur repoussant, avec son petit costume d’homme d’affaires qui venait à Lyon et après repre- nait son train. J’aurais aimé rencontrer un prince saoudien qui me donne 200 000 euros… mais ce n’est jamais arrivé !
Mon proxénète, il était amoureux de moi, je crois. Enfin, il a ressenti quelque chose pour moi. Moi, j’ai été très clair dès le début que je ne voulais qu’une amitié avec lui.
Un an après, au bout des rencontres, je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Au sens propre et au figuré. Je ne prenais plus soin de moi. Je commençais à être mort. Un mort-vivant.
C’est à ce moment-là que j’ai été placé, ce qui a interrompu le cycle. Au collège, ils ont commencé à se demander d’où sortait tout cet argent que j’avais. J’ai été convoqué un jour. On m’a confronté par un interrogatoire plutôt cool. Un signalement a été fait. J’avais commencé à dire des choses mais pas tout. Je n’ai pas dit le mot prostitution mais que je travaillais dans un bar (à 15 ans) en échange d’un billet, de petites faveurs.
Ensuite, le collège m’a trouvé un stage à l’hôpital. Le dernier jour – je ne voulais pas y aller ce jour-là, j’y vais en retard. Le stage s’était super bien passé. Mais j’étais en fugue depuis deux mois. La responsable de mon stage me dit qu’elle est désolée de ce qui va se passer. Deux flics arrivent, de la brigade des mineurs. J’ai une chute de tension, je m’évanouis. Je reste 8 heures au commissariat ensuite, je suis interrogé, je me sens engarde à vue. La surveillante du collège est venue me porter un sandwich, elle a pris soin de moi. Je ne l’oublierai pas.
J’ai l’impression d’être un voyou. La police me pose des tas de questions : tu t’es prostitué pour combien ? Etc. Une main courante est faite, le procureur contacté, on m’envoie dans un foyer. On dirait une prison, je n’avais vu ça que dans les films. C’est horrible. Au départ, je n’ai pas de chambre, je dors dans une salle de jeux. Le cauchemar dure six mois. On me traite comme un pestiféré car j’avais attrapé la gale dans la rue…
À cette époque-là, j’enchaîne les rapports à risque, avec la peur du VIH. Je subissais. Ensuite, on me change de foyer, puis en terminale, je suis à l’internat. J’étais toujours confiant dans le fait de m’accrocher de vouloir quelque chose d’autre pour moi.
À 19 ans je sors de tout ça. J’ai mon bac, je ne sais pas comment je l’ai eu ! Pendant un an, je fais une pause, je travaille. Mon père est parti. Ensuite je fais une prépa, puis deux ans de médecine.
Et là, arrive la levée d’amnésie.
Le monde s’effondre. Je me rends compte que j’ai été une marionnette. Le trauma a fait de moi ce qu’il voulait. Je comprends enfin. Je faisais des choses mais je ne savais pas pourquoi. Je me rends compte des choses qui se jouaient dans la prostitution ou lors de mes prises de risque qui étaient en lien avec le trauma.
J’avais aussi de la haine pour mon corps, qui se confondait avec celui de mon agresseur. Je me demandais, si je ne supporte pas mon corps, est-ce que je dois en changer ? Je me suis beaucoup posé la question. Aujourd’hui, j’ai envie d’être tatoué de la tête aux pieds, pour moi, c’est une façon de soigner mon corps.
Aujourd’hui, je suis soignant. Je voulais soigner une partie de moi qui en avait besoin. Je voulais aussi soigner mon frère. Il y a quelque chose que j’aime dans ce métier et qui constitue une forme de résilience, faire les gestes, avoir de l’attention, des mots. Je fais aussi du tricot et je participe à un groupe de parole. Je lis de temps en temps. Tous les jours, c’est un renouveau, un pas de plus vers la résilience. Je veux me sentir bien dans ma tête, dans ma vie. C’est une vraie bataille.
Je tiens à remercier toutes les « femmes de ma vie », plein de femmes qui, sur mon parcours, m’ont tendu la main et aidé.