Julien, ancien client, est engagé au Mouvement du Nid. Son parcours, peu commun, l’amène aujourd’hui à se prononcer en faveur d’une politique résolue en direction des hommes qui entretiennent le marché prostitutionnel. Si ses choix n’engagent que lui, ils sont toutefois une excellente occasion d’ouvrir le débat.
J’ai un passé de marin. Je suis resté cinq ans dans la Marine, de 1975 à 1981 : une trentaine d’escales, une quinzaine de rencontres avec des personnes prostituées. Je dis « rencontres » car je cherchais vraiment des rencontres avec des femmes, ce qui bien entendu ne fut jamais le cas, ces personnes ne donnant jamais accès au côté non prostitué d’elles-mêmes, à de rares exceptions près.
Nous étions dans une relation marchande où seul mon argent comptait.
Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est qu’à l’époque, pour un certain nombre de mes collègues comme pour moi, le niveau de connaissance de la sexualité féminine était voisin de zéro.
On se laissait séduire par ces femmes. Elles étaient très fortes, très belles, et nous très naïfs. On oubliait que c’était des prostituées. On était vite rappelés à l’ordre : un quart d’heure, c’est tant. On se faisait piéger. Tout cela parce qu’on n’avait pas été éduqués. On ignorait ce que c’était, la sexualité.
J’ai eu ma première relation sexuelle à 19 ans avec une jeune femme prostituée de Djibouti. C’était une relation très ambiguë. J’ai payé les deux premières fois, ensuite je la voyais tous les jours et je ne payais plus en argent. Je suis resté plusieurs mois. C’était presque une vraie relation. Elle était comme la reine de Saba dans ses grands voiles noirs et pour moi, c’est resté une image forte.
La deuxième femme que j’ai connue était une vraie prostituée. À l’étranger il n’y avait pas d’autre choix, on ne pouvait rencontrer que des prostituées. Moi, je cherchais à rencontrer des femmes et j’essayais naïvement de donner du plaisir à ces femmes qui se vendaient. On ignorait tout de l’existence des désirs de ces personnes. Le monde de la prostitution est un monde clos qui enferme les prostituées mais aussi, d’une certaine façon, les clients qui y entrent. À l’intérieur, tout semble normal. Il faut vraiment une certaine volonté pour réaliser la réalité des situations qui y sont vécues.
En Indonésie, il y avait des boîtes de nuit où des femmes dansaient derrière des vitres, on payait pour danser et pour une passe. C’était le désir de sentir une présence féminine. Je me souviens aussi de choses très dures. À Bombay, j’ai eu un choc terrible en passant dans un quartier où les femmes étaient dans des box avec des grilles, la rue des femmes en cages. Elles étaient prostituées pour la clientèle locale et pouvaient faire cent passes par jour. Les étrangers n’y allaient pas.
Cette vision m’avait bouleversé. C’est aussi en Asie, que j’ai accompagné des copains dans des bidonvilles. Les passes avaient lieu à côté des enfants, sur les lieux où vivaient les familles, derrière un rideau ; parfois avec des préservatifs, parfois sans. Ça, je ne pouvais pas.
« Il n’y a toujours pas de véritable éducation à la sexualité… »
Petit à petit, j’ai cessé « d’y aller », de consommer ces corps vides. Je ne me souviens pas d’un moment de rupture brutale mais d’une suite de prises de conscience. Il y avait ce que je vivais et voyais, et qui devait interpeller en moi le côté humain qui ne pouvait pas continuer à se laisser abuser : tous les chocs que j’ai décrits, toutes ces images qui ont du contribuer à me faire prendre conscience de la responsabilité des clients. Et puis les femmes ont toujours représenté pour moi un univers passionnant. J’ai voulu comprendre leur sexualité et je suis tombé sur le rapport Hite en 1977[[Le rapport Hite : pour la première fois, 3000 femmes de 14 à 78 ans s’expriment avec franchise et émotion sur leur vie sexuelle. Une nouvelle interprétation de la sexualité féminine. Shere Hite, Paris, Laffont, 1977.]]. En 1976, sa parution avait fait l’effet d’une bombe. Cette lecture m’a fait prendre conscience de l’importance du désir dans la sexualité.
En France, à l’époque, j’avais le temps et la possibilité de rencontrer des femmes autres que des prostituées. Le temps de la séduction. Il m’est arrivé d’aller à « Chicago », le quartier chaud de Toulon, mais sans être client. J’ai eu l’occasion de discuter avec des filles avant les heures où les clients débarquent. J’avais le désir de comprendre. Je crois avoir saisi à ce moment-là qu’on ne pratique cette activité que sous une forme ou une autre de contrainte. Et puis j’ai oublié tout ça pendant trente ans.
Dans les années 90, j’ai rejoint Aide et Action, une ONG qui se consacre à l’éducation des enfants à travers le monde. J’ai alors rencontré des associations féministes, j’ai réfléchi au fait que la question des enfants était liée à celle de la condition des femmes.
Cette réflexion est venue s’ajouter à d’autres choses : la souffrance que j’avais pu lire sur des visages de jeunes femmes prostituées, la médiocrité, voire la nullité du rapport que l’on peut avoir avec ces femmes — il n’y a pas souvent de plaisir –, j’ai cheminé. J’ai aussi beaucoup évolué à partir du moment où je suis devenu père.
Je ne porte pas l’histoire de mon aventure dans la marine comme un fardeau. Je n’ai pas honte. Je veux juste témoigner du fait qu’à cette époque, rien ne nous dissuadait de devenir clients et que l’éducation ou la loi auraient pu nous éviter cette expérience désolante.
Personne ne nous avait expliqué que notre désir, sans réciprocité, pouvait faire du mal. Aujourd’hui, je considère que j’ai été un homme violent car je pense sincèrement que des rapports sexuels non désirés sont une violence. Même si j’ai été un client qui considérait la personne prostituée comme une femme à part entière, j’ai ignoré son propre désir, j’ai nié la part intime de sa personne. Maintenant je pense que le plus doux des clients reste tout de même le plus doux des bourreaux. Mais on ne peut prendre conscience de cela qu’en se projetant soi-même dans la situation prostitutionnelle.
Que ressentirions-nous si notre propre désir était nié, si nous étaient imposées des relations avec des êtres non désirés, et à répétition ? Est-ce que l’argent est un baume qui permet de cicatriser les violences ou une armure qui permet de s’en protéger ? Est-ce que l’argent permet aux bourreaux de ne pas l’être ? Oui, les personnes qui ne prennent pas en compte le désir de leur partenaire sont violents. Cela va bien au-delà de la prostitution.
L’essentiel, c’est le désir partagé. La sexualité ne peut être épanouissante qu’à la condition d’une véritable relation qui s’établit sur les fondations du désir partagé. Je me demande d’ailleurs si on ne pourrait pas parler pour le client d’un violeur par omission : négligence de l’autre, oubli des droits humains… Et je ne peux que militer pour une sexualité épanouissante, non une sexualité exutoire de nos frustrations, de nos peurs ou de nos désirs de toute puissance.
J’ai beaucoup discuté de tout ça avec des partenaires et avec des amies. Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que nous les hommes ne sommes pas les seuls ignorants de la sexualité féminine. Bien des femmes le sont aussi. Cette ignorance, je la vois comme le résultat du fait que le plaisir a été monopolisé depuis des millénaires par le regard masculin. Et c’est toujours le cas, on le voit avec la pornographie.
La libération sexuelle a eu lieu dans les années 70 mais la révolution sexuelle n’aboutira que le jour où elle aura comme fondement le désir sexuel partagé. Il n’y a toujours pas de véritable éducation à la sexualité et c’est toujours un sujet qu’il est difficile d’aborder. Ce qui me paraît incompréhensible, c’est que nous avons pourtant aujourd’hui tous les outils, la science, la psychologie, l’histoire pour enseigner des relations sexuelles épanouissantes. Mais la domination masculine est un désastre qui a la vie dure et le machisme reste d’actualité presque partout sur la planète.
Pour moi, il est moins frustrant de se masturber que d’aller voir une prostituée. Avec une prostituée, on est frustré deux fois : sur le plan sexuel et sur le plan relationnel et émotionnel.
Beaucoup d’hommes ne seraient pas clients, il suffirait que l’on parle avec eux. Il faudrait monter des groupes de parole ; redonner confiance à ces hommes, les faire réfléchir à ce qu’est un rapport sexuel non désiré, interroger la manière dont on les éduque : toujours la maman et la putain, la virginité pour les filles et la conquête pour les garçons. Les garçons doivent être performants, ils doivent dominer.
En réalité, beaucoup d’hommes sont mal avec ça. On n’est pas machiste de naissance. Le plaisir de sa partenaire est important pour l’épanouissement d’un homme. Mais comment sont éduqués les garçons ? Ils ne peuvent qu’être frustrés.
« Ce que je souhaite, c’est que plus personne n’imagine qu’il est normal d’acheter ou louer tout ou partie d’un corps pour satisfaire ses propres désirs »
J’ai rejoint le Mouvement du Nid, et je participe activement à la prévention. L’éducation est essentielle. Mais pour dissuader les clients, elle ne me paraît pas suffisante. À mon niveau, je sais que la loi, l’interdit, aurait été un appui. On peut difficilement faire de la prévention éducative et ne pas l’assortir d’une sanction. C’est une question de cohérence. Pour moi, la loi doit dire clairement : vous n’avez pas le droit d’acheter ou de louer le corps d’autrui, ceci même avec son consentement.
C’est pour cette raison qu’après mùres réflexions, je me positionne en faveur d’une pénalisation des clients. Aujourd’hui la loi reconnaît la violence routière. Même si on peut s’interroger sur le bien fondé des radars fixes, il était nécessaire que la société envoie un message fort et cohérent en accord avec la prévention, qu’elle mette en garde sur les risques — la mort n’arrive pas qu’aux autres tout comme la prostitution ne concerne pas que les autres. Je pense aussi au massacre des éléphants. Il fallait interdire le commerce de l’ivoire. Si la loi n’a pas stoppé à 100 % les tueries, elle a quand même paralysé le système.
On peut imaginer différentes formes de sanctions. Pourquoi pas l’obligation de participation à des groupes de parole avec des associations et des personnes prostituées sorties du milieu qui disent la réalité de leur vécu, un peu sur le modèle des Alcooliques anonymes ? Ou une sanction pécuniaire ? Des travaux d’intérêt général ? Il faudrait réfléchir à cela avec des juristes.
Tout est possible. Après tout, l’esclavage a disparu, ce qui était incroyable il y a deux siècles. La peine de mort également ; et le « devoir conjugal »… Ce qui était considéré comme du consentement — les rapports forcés dans le mariage — est devenu un viol conjugal.
Aujourd’hui, on invoque le consentement pour tout justifier. Aussi bien la prostitution que l’euthanasie. Mais c’est facile d’amener quelqu’un à « consentir ». Mon expérience d’accompagnement des personnes en fin de vie m’a appris que les demandes d’euthanasie ne sont que rarement des demandes de mort. Avec un bon accompagnement, cette demande disparaît dans la majorité des cas. Aujourd’hui, au nom du consentement, en voulant défendre la prostitution, on valide les violences extra-conjugales tout en en prétendant lutter contre les violences conjugales.
Ce que je souhaite, c’est que plus personne n’imagine qu’il est normal d’acheter ou louer tout ou partie d’un corps pour satisfaire ses propres désirs. Ce à quoi j’aspire, c’est de vivre dans une société qui établisse clairement comme fondation d’une sexualité épanouissante le désir partagé. Pour moi, l’avenir réside dans le fait de faire reconnaître les rapports sexuels non désirés comme une violence, la prostitution en étant après le viol l’extrême expression ; de faire prendre conscience que le moteur essentiel de ce système, ce sont les clients, sans lesquels la prostitution ne peut exister.