Laurence : Renaître de ses hontes.

3320

Merci à Laurence pour cet entretien accordé à la parution de son livre, Renaître de ses hontes.

Ce livre, Renaître de ses hontes, c’est la fin d’un long cheminement qui m’a permis de nettoyer définitivement ma honte, d’oser ne plus me cacher, de prendre le risque d’être moi au risque de déplaire aux autres et à la société.

Annonce

Il est le symbole de ma transformation. J’ai passé quatre années à l’écrire, quatre années à regarder en face quelque chose qui m’a empêchée de respirer jusqu’à l’âge de 45 ans, alors que j’avais donné du sens à ma vie et réalisé ce à quoi j’aspirais : la honte. Honte d’être née, honte de n’avoir pas été aimée, d’avoir été rejetée, honte d’avoir été victime d’inceste, honte d’avoir été prostituée, honte d’avoir été alcoolique.

J’ai grandi dans la peur et dans l’idée qu’il fallait se taire. Pour survivre, j’ai développé un comportement que l’on appelle l’inhibition : passer inaperçue, me laisser faire. J’ai donc fait la morte lors de l’inceste et j’ai continué dans la prostitution.

Ensuite, j’ai eu honte d’avoir accepté d’être la poupée de ces hommes que la société appelle gentiment des « clients ». Pour continuer à vivre, pour être aimée par les autres, j’ai tout fait pour cacher toutes ces hontes. J’ai utilisé un outil puissant : l’alcool. Mais l’alcool est un piège infernal puisque qu’il entretient la honte.

Sortir du silence

Je me suis donc tue pendant plus de vingt ans. J’étais prisonnière d’une double contrainte : si j’osais parler, je prenais le risque d’être rejetée. Si je me taisais, je
devais continuer à supporter le poids de la honte et de la douleur.

Ces quatre années d’écriture ont été très dures. Mon corps a parlé. J’ai souffert de contractures qui m’ont paralysée, de maux de ventre à rester pliée en deux, de vomissements, de crises de sanglots pendant des semaines. Replonger dans mon histoire me renvoyait à un torrent d’émotions et de sentiments : le chagrin, l’isolement, la colère, la haine, la honte, la culpabilité…

J’ai voulu que ce livre parle de l’expérience de la honte. Il en existe peu sur ce thème et ils sont le plus souvent théoriques. En disant mes hontes, je voulais aussi dénoncer les préjugés. Oui, l’alcoolisme est une souffrance. Oui, la prostitution est une souffrance. Je ne peux plus supporter d’entendre qu’elles aiment ça ou qu’il faut des putes pour éviter à nos filles d’être violées ! Moi qui ai vécu la prostitution, je l’ai ressentie comme un viol, ou plutôt des viols incessants ; comme la destruction et l’anéantissement d’une partie vivante de moi-même. Mon vécu de prostituée n’a fait que renforcer ma honte d’exister.

Mais je n’ai pas choisi le pathos. Mon sujet, c’est la résilience ; le processus qui m’a permis de transformer mon vécu : de faire de mon expérience de vie une force ; de changer le «à cause de» en «grâce ù. Si j’ai écrit ce livre, c’est pour me libérer mais aussi pour éclairer tous ceux qui sont confrontés à leurs hontes, pour leur transmettre l’idée qu’ils peuvent en sortir et aller vers leur propre transformation. Guérir, ce n’est pas oublier mais accepter pleinement nos blessures pour vivre avec. Aujourd’hui, après avoir donné du sens aux événements de ma vie, je suis convaincue que chacun d’eux recèle l’opportunité de «grandir» même si cela peut être douloureux.

Je retrace donc mon enfance, le manque d’amour, la maltraitance, l’inceste. Mon adolescence avec la rue, la drogue, l’alcool, l’autodestruction. Je raconte mes addictions, la boulimie, les fugues, la défonce, ma rencontre avec des «amis», les recruteurs d’un réseau de proxénètes ; et à 17 ans l’enfer de la rue Saint-Denis, surveillée jour et nuit. Je décris le défilé des « clients », leur indifférence, la violence, ma sexualité détruite ; puis les petits boulots, les dépressions, les démissions, l’utilisation forcenée que j’ai pu faire de ma séduction pour espérer gagner l’amour des autres, ma vie sentimentale chaotique, mes rechutes dans l’alcool.

Mais surtout je montre le chemin de réparation qui m’a permis d’accepter la réalité. Après trente ans passés à vivre dans le silence, je raconte les souffrances liées à mes traumatismes mais aussi mon long travail de psychothérapie, mes formations, mes diplômes, mes lectures ; et puis mes rencontres avec de formidables tuteurs de résilience[[Terme forgé par le psychiatre Boris Cyrulnik.]] aussi bien au Mouvement du Nid[[Le [Mouvement du Nid], association de soutien aux personnes prostituées, est l’éditeur de la revue Prostitution et Société et de ce site.]] que chez les Alcooliques Anonymes ou chez les moines bouddhistes.

La psychothérapie a réveillé beaucoup de douleurs mais elle a été le levier qui m’a permis de conquérir une formidable énergie de vivre. J’ai pu décrypter mes croyances, ces lunettes noires que l’on a sur le nez et qui déforment nos réalités : d’abord ma croyance en ma nullité. J’ai compris comment j’avais répété des situations d’échec qui venaient confirmer à mes propres yeux l’idée que je ne valais pas grand-chose ; comment cette idée m’avait inconsciemment fait prendre de mauvaises décisions. La certitude que les hommes sont des abuseurs m’a conduite plusieurs fois à vivre des abus sexuels. Tout ce chemin de reconstruction m’a permis de décrypter mes malaises et la répétition des vieux scénarios : mes rencontres successives avec des proxénètes par exemple…

En plus, en avançant dans cette voie, j’ai commencé à nourrir une véritable passion pour la psychologie, les relations humaines, la communication, le développement de la personne. Et surtout, j’ai fait une découverte sans précédent. C’est quand j’ai osé dire mes hontes, quand j’ai osé demander de l’aide, que j’ai reçu les plus beaux cadeaux de la vie.

Témoigner publiquement

Aujourd’hui, grâce à ce processus d’écriture, je suis prête à témoigner publiquement et à me battre contre le système prostitutionnel. Bien sùr, écrire ce livre m’a fait traverser des moments d’inquiétude ; d’abord pour mes enfants. Un de mes fils est atteint d’une forme d’autisme, le syndrome d’Asperger, et je ne voudrais pas qu’il soit traité de «sale autiste» et en plus de «fils de p…» Parfois, j’ai peur. Mon mari me soutient. Je suis prête, mais je ferai tout pour protéger ma famille et me protéger moi. Je ne signe d’ailleurs que de mon prénom et de mon pseudo «Noëlle» pour rendre hommage à cette jeune femme qui à l’époque avait si honte d’elle lorsqu’elle témoignait à visage caché.

Cette question du témoignage a toujours pris une place centrale dans mon histoire. Je pense à mes témoignages sur mon vécu de prostituée. J’en ai donné plusieurs, pour le Mouvement du Nid[[Sous le pseudonyme de «Noëlle», [Femmes et Mondes n° 77/1987)].]] puis pour la presse, la radio, la télévision ; pour le dessinateur Derib, en participant au scénario de la BD de prévention [Pour toi Sandra]. Même si je témoignais dans l’anonymat parce que je n’étais pas encore prête à me dévoiler en public, oser dire ce qu’était la réalité de la prostitution m’a permis de goùter à un sentiment nouveau : me sentir utile, avoir ma place.

J’ai non seulement découvert que, malgré mon trac, les mots sortaient de ma bouche portés par une énergie que j’ignorais, mais aussi que mes témoignages avaient le pouvoir d’aider d’autres personnes. Sans le savoir, je transmettais deux messages : le premier, destiné aux personnes en difficulté, il est possible de s’en sortir et de revivre. Le second, au grand public : la prostitution est une atteinte aux droits humains, une réalité qui pourrait bien devenir l’une des hontes de notre temps.

S’engager

Pendant 28 ans, j’ai fui tout qui touchait à la prostitution et à l’inceste. Je ne voulais rien lire sur le sujet, je zappais ; tout, les documentaires et même les films. Pour moi c’était insoutenable physiquement. Aujourd’hui, je suis prête. J’ai regardé le documentaire Putains de guerre (France 3, 20/02/2013) et je me suis demandé comment fait un soldat de l’ONU pour se servir de ces jeunes filles, souvent mineures, qui doivent faire cent clients par jour! Je suis horrifiée devant tant d’irresponsabilité.

Il y a énormément de travail à faire. Ce qui me tient à cœur, ce
sont les clients. Leur faire prendre conscience. Les discours qu’ils avancent pour se justifier me révoltent. J’ai envie de hurler mon indignation et ma colère. Mais en écrivant j’ai dépassé quelque chose. Paradoxalement, j’ai envie de comprendre; et d’agir. Dans la masse de ces hommes, il y en a qui sont capables de prendre conscience de leurs actes abusifs. Mais pour que cela soit possible, il faut que nous osions dire. De même qu’il existe des groupes de parole de femmes violées, des contacts en prison entre victimes et agresseurs, il faut que les personnes prostituées parlent.

Mon objectif est aussi d’établir des contacts avec d’autres « survivantes » [NDLR : C’est le nom qu’ont choisi dans de nombreux pays des femmes anciennement prostituées, en lutte contre le système prostitueur]. J’en ai maintenant aux États- Unis et en Irlande et ces moments me mettent dans un état de bien-être total. L’idée que l’on pourrait toutes se rejoindre, faire quelque chose ensemble, c’est pour moi l’état de grâce.

J’en ai assez d’entendre à la télévision ces « escortes » (pour ne pas dire trop honteusement prostituées) avec leur sac Vuitton… qui disent être tellement contentes de l’être. N’avoir d’estime de soi qu’en achetant des trucs à 2 000 euros, c’est une bonne façon de cacher sa honte et le mépris de soi. Que restera-t-il de leur semblant de fierté le jour où elles seront vieilles ou sans argent ?

La plus belle chose que j’ai découverte au travers de l’écriture de mon histoire, c’est que c’est la quête d’amour qui m’a toujours donné l’étincelle de vie et le courage de m’en sortir. Je crevais d’amour sur ce trottoir de l’enfer. Petit à petit, j’ai appris à m’aimer, à aimer mon corps et à aimer mes blessures. Depuis que j’ai regagné l’estime de moi-même, je pense que ce ne serait plus possible pour moi d’être prostituée. Je pourrais me battre jusqu’à la mort pour dire « non » si on me forçait.

Medias

– 20 novembre 2013, L’Humanité
Interview de Laurence Noëlle.

– 13 novembre 2013, Bondy Blog
« Une fois rentrée dans la prostitution, il n’y a plus de liberté », interview de Laurence Noëlle et Rosen Hicher.

– 5 novembre 2013, Arte
Reportage L’abolition en question

– 5 novembre 2013, sur le site d’Isabelle Alonso, une interview de Laurence Noëlle par Sporenda : Laurence Noëlle, « de la honte toxique à la honte utile »

– 1er octobre 2013, audition au Parlement européen

– 14 mai 2013, Vingt Minutes
Interview de Laurence Noëlle

Article précédentProstitution, putain de galère !
Article suivantKajsa Ekis Ekman, journaliste
Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.