Lylie : « Quitter cette vie par n’importe quel moyen. »

1919

Abusée, violée, abandonnée à elle-même, Lylie a quitté le Cameroun. Sans savoir où aller. C’était en 2012. Aujourd’hui elle reprend pied après une expérience de prostitution dévastatrice. Et, après des années de silence total, enfin, elle parle.

Je suis née au Cameroun.

J’ai été abusée à partir de mes 12 ans par le mari de ma mère. Toute ma vie, j’ai été abusée, toute ma vie j’ai fait de la prostitution.

En quelque sorte, j’étais la seconde femme de mon beau père. Ma mère ne réagissait pas. J’ai vécu trois avortements. Le premier, j’avais 12 ans.

Je n’avais personne pour m’aider. Mes grandes sœurs, mes grands frères, personne n’a été là. J’en veux à tout le monde. Terriblement. Je suis toujours dans une colère noire. Personne ne m’a protégée. Le pire, c’était ma mère qui ne disait rien. Pour son enfant, on doit avoir le courage de parler. Je ne demandais rien avec des mots, mais avec mon regard je la suppliais.

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Un jour, j’ai tout dit à une autre femme, une voisine. Mon beau-père a tout nié en bloc. Après, il m’a frappée. J’avais 17 ans, il s’est vengé, il m’a promenée toute nue dans la rue. En Afrique, inutile d’aller se plaindre à la police ; il y a tellement de corruption.

Quitter cette vie par n’importe quel moyen

Pendant des années et des années, mon beau-père est le seul homme que j’ai connu. Plus grande, j’ai fait la connaissance d’un jeune homme. Quand il l’a su, mon beau-père m’a menacée ; il m’a dit qu’il me ferait subir des choses pires encore qu’avant. Je suis tombée enceinte, je ne savais pas duquel des deux. Mon ami m’a brutalisée et j’ai perdu l’enfant. Supporter ces deux hommes, c’était terrible.

Ce que je voulais, c’était quitter cette vie par n’importe quel moyen. J’avais cru que ce jeune homme aurait été pour moi un moyen d’échapper à tout ça ; je n’ai pas compris. Toute cette violence, c’est l’épine que j’ai dans le pied depuis des années.

A l’école, je ne faisais rien. Je n’avais pas la tête à travailler. Je ne disais rien à personne. Je m’étais confiée une fois, j’avais vu les conséquences.

J’ai changé de ville. J’avais des sœurs (pas de la même mère) dont l’une gardait mon petit. J’ai découvert qu’elle le maltraitait. Un jour, je l’ai emmené pour aller travailler au lieu de le lui laisser. Elle m’a frappée avec un pilon et m’a empoignée au point de m’arracher une partie du cuir chevelu.

Je gagnais peu, je n’avais pas de maison ; mon ex petit ami, censé être le père de l’enfant, l’a pris avec lui.

J’ai travaillé dans une discothèque. J’étais serveuse mais comme j’ai des aptitudes et que j’apprends vite, je suis passée caissière. C’est peut-être par jalousie, en tout cas quelqu’un a mis du poison dans mon eau. Je suis tombée malade et j’ai du arrêter mon boulot.

Tout oublier et passer à autre chose

J’ai vraiment subi trop de violences, trop de souffrances. Je ne trouvais pas ma place dans la société de mon pays. Je n’avais qu’un but, tout oublier et passer à autre chose. Je suis donc partie en 2012. Sans savoir où, sans destination. J’ai trouvé des gens pour m’aider. Je suis passée par le Niger, par l’Algérie, puis par l’Espagne. J’ai passé deux ans sur les routes. Je ne raconterai pas ce que j’ai vécu pendant ce voyage. Il y a des coupeurs de route, il faut payer beaucoup de gens… En chemin, quand on n’a pas d’argent, il faut bien en trouver. La prostitution, c’est obligé.

Je suis arrivée en France, ici, dans cette ville. Des compatriotes m’ont hébergée. Puis ils m’ont virée. J’ai dormi dehors, sur le trottoir, devant un cinéma. Là, une fille m’a abordée, comme une amie. Elle m’a dit qu’elle pouvait m’aider. Elle m’a donné un peu d’argent et quelque chose à manger. Je ne connaissais pas la ville, rien. Si je pouvais gommer cette partie de ma vie…

Je ne comprenais rien à ce qui se passait

J’ai vraiment été naïve. Cette fille me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même. Elle était au courant de tout, elle savait que j’avais un enfant, elle a menacé de s’en prendre à lui si je ne me prostituais pas. Pour moi, pas question de porter plainte à la police. Je ne comprenais rien à ce qui se passait.

Quand j’ai commencé, je ne me suis plus arrêtée. Quand je rentrais, elle prenait une partie de l’argent. C’est elle qui décidait des lieux, des villes où je devais me prostituer. Il a fallu que je boive pas mal d’alcool pour y arriver.

Les clients… Je me souviens d’un, je l’ai supplié de ne pas me faire des choses que je refusais. J’ai passé tout le weekend chez lui. Quand il m’a ramenée et que je suis sortie de sa voiture, il ne m’a pas payée. J’ai réclamé et il m’a brutalisée, il a jeté au loin mon téléphone. Un homme qui avait vu la scène m’a proposé de m’aider et de m’emmener à l’hôpital. J’ai refusé.

Par contre, une autre fois, je suis tombée sur un homme qui m’a donné de l’argent sans rien en échange. Il m’a demandé ce que je faisais dans la prostitution. Il a compris que je ne pouvais pas, que j’avais trop honte.

La maladie, un déclic

Tout ça a duré longtemps. J’étais dans la routine. Je me foutais de tout, tout ce qui m’intéressait encore, c’était de trouver à manger et un endroit pour dormir. Et puis on m’a trouvé un début de cancer de l’utérus.

Beaucoup d’hommes payaient plus pour ne pas utiliser de préservatif. J’attrapais beaucoup d’IST. Du coup, je me faisais contrôler. Mais je ne pouvais pas expliquer au médecin pourquoi ; je ne lui ai jamais dit ce que je faisais.

C’est une infirmière qui a appelé le Mouvement du Nid

J’ai été hospitalisée. Je n’avais nulle part où aller, on m’a gardée. Puis j’ai vu une assistante sociale à la mairie, ensuite je me suis rendue à la Croix Rouge, mais il a fallu que je libère les lieux ; on a appelé le 115 et on m’a envoyée vers une infirmière ; c’est elle qui a appelé le Mouvement du Nid. J’ai été hébergée dans un hôtel puis dans un foyer où je suis encore aujourd’hui.

Arrêter, j’ai eu du mal. J’ai fait une dépression, j’ai failli me suicider l’an dernier. J’ai été internée. Là, je me suis dit, il faut que je me retire de tout ça.

J’ai longtemps pris des médicaments, des somnifères, mais je ne veux pas devenir accro. J’essaie de ne plus en prendre qu’un jour sur deux. Je voudrais tant faire une vraie reconversion. Mais pour faire une formation, il me faudrait des papiers. Je voudrais devenir aide soignante et pourquoi pas infirmière. Je prends aussi des cours d’informatique. Etre occupée empêche de réfléchir tout le temps.

Les papiers, un sésame à conquérir

Pour avoir des papiers, j’ai déposé un premier dossier puis un deuxième. Dans le premier, j’ai donné des raisons de santé ; mais comme la loi sur la prostitution a été votée juste après, j’ai monté le deuxième avec le Mouvement du Nid en donnant mon parcours de prostitution. Pour l’instant, j’ai eu une réponse me disant que ce n’était pas assez détaillé.

Tout est dur. Je n’ai pas été victime de trafic, je suis partie de mon pied. Je ne peux pas porter plainte contre cette femme, elle a un pseudo, je ne connais même pas son nom et elle peut faire du mal à mon enfant.

J’en suis toujours à me demander comment elle a obtenu toutes ces infos sur moi. J’y pense encore beaucoup. Je sais qu’elle n’est pas seule, il y a des gens autour d’elle ; c’est une pro. Elle, elle est régularisée. C’est une Africaine mais je ne sais pas de quel pays.

Qu’est-ce que je dois faire ? Je ne veux pas faire de mariage blanc. Je ne veux pas non plus d’autre enfant. Rentrer dans mon pays ? C’est hors de question. J’ai coupé les ponts.

Une parole qui se libère, une situation qui s’améliore

Tout ce que je raconte là, avant, je n’arrivais pas à en parler. C’était trop dur. La première fois que j’ai pu, j’avais 31 ans. En France. Avec une psychologue. Au début, c’était haché, entrecoupé, ça ne voulait pas sortir. La première fois, je n’ai pas pu parler. J’ai demandé du papier et un crayon. J’ai écrit en pleurant.

Rencontrer des psys m’a beaucoup aidée. J’étais insomniaque, je ne dormais plus. Ma première psy m’a dit « pleure, ça fait du bien ». Elle m’a accordé du temps. J’ai rencontré de bonnes personnes, des gens qui ne me connaissaient pas et qui m’ont aidée pendant que ma propre famille, qui est de mon sang, n’a rien fait pour moi. Contre eux, j’ai tellement de rancœur…

Maintenant, je vais beaucoup mieux. J’ai arrêté la prostitution. Je fais du bénévolat dans des maisons de retraite, c’est un travail que j’aime beaucoup. J’y trouve les parents que je n’ai pas eus.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.