Ce témoignage est le texte de l’intervention de Maïté Lønne, survivante de l’exploitation sexuelle, lors de l’événement organisé le 23 novembre 2018 à Paris : « #metoo et la prostitution : les survivantes prennent la parole ».
Je m’adresse à vous aujourd’hui en tant qu’ancienne victime de la traite des êtres humains. Mais, cette étiquette réductrice amène avec elle bien d’autres choses, qu’il s’agisse de mon histoire personnelle, mais aussi de notre manière de faire face et d’accompagner la violence des êtres cabossés.
J’ai connu mes premiers abus sexuels à l’âge de 9 ans, isolée dans un monde d’adultes dits « à côté de la plaque ». J’entrais dans une profonde automutilation dès l’âge de 11 ans. Je me griffe, m’arrache la peau, me brùle, et me tranche les veines. Je suis humiliée par les uns et maltraitée par les autres. La directrice de l’établissement scolaire que je fréquente décide de me fermer ses portes. Pour cause, je risque de découper mes camarades.
Enfermée à 13 ans
Bête de foire, me voilà pointée du doigt comme potentiel monstre. À l’âge de 13 ans, je suis la plus jeune patiente enfermée dans une unité psychiatrique, de quelques 32 adultes et 5 adolescents. Je suis témoin de choses absurdes et incohérentes. Cet univers funeste abîme et fracasse. Aucune main bienveillante ne se tend vers moi. Mes symptômes encombrants sont tus à l’aide de camisoles chimiques. Les causes de mes comportements alarmants ne sont pas abordées.
Par la suite, je suis violée, réduite au silence et à nouveau enfermée dans cette même unité psychiatrique. On me place dans un foyer de l’aide à l’enfance. Ce ne sont pas les comportements des adultes de mon environnement qui en sont l’origine, mais ma simple rébellion contre l’autorité. Les travailleurs sociaux suivent un dossier parmi des milliers de rapports écrits dont ils ne connaissent ni la réelle difficulté, ni la souffrance engendrée par leur inefficacité. J’y reçois un toit et de la nourriture, mais est-ce suffisant pour devenir une femme accomplie, responsable et heureuse ? Est-il juste de demander aux victimes de faire avec et de se plier aux règles élémentaires lorsque l’enfant est dans une optique de survie ?
Réfugiée dans les rues, seringue dans le bras
Se rendre sagement à l’école, obéir à qui de droit, et briller de réussite sociale ne sont donc pas prioritaires dans l’immédiat.
Jamais quiconque n’a pris la peine de me dire « Maïté, tu n’es pas folle, ce que tu vis ce sont des symptômes de stress post-traumatique, nous allons t’aider ».
Trop d’enfants victimes sont à l’heure actuelle enfermés dans des prisons pour mineur·es sous l’étiquette de délinquants juvéniles. Le système mis en place ne m’a pas aidée à devenir une citoyenne concernée, ni à être inscrite dans une collectivité.
Je me suis réfugiée dans les rues, seringue dans le bras. Faisant office de couverture rassurante, la drogue m’accompagnera durant huit ans. Ces écorchures ont façonné une très mauvaise estime de moi. Persuadée de n’être que souillure, enfant-objet, je m’enferme dans un engrenage d’autodestruction massive, mais je lutte malgré tout.
Première passe involontaire
Un beau jour, je me lance dans la recherche de jobs étudiants. J’envoie quelques CV, reçois une réponse positive, et décroche un entretien d’embauche. Et lorsque je me rends sur les lieux, je me trouve dans un restaurant désert. L’homme me viole, la petite fille intérieure réapparaît, elle connaît cette musique. Docile et craintive, elle m’empêchera de me défendre. Je suis déjà dissociée comme autrefois. Une liasse de billets m’est jetée au visage, l’agression était passée. Je venais donc de subir une première passe involontaire. Durant six mois, j’ai été manipulée, menacée, violée et vendue via Internet.
Ce réseau belge employait des jeunes filles mineures et majeures, nous avions entre 15 et 20 ans. J’avais une peur bleue des forces de l’ordre. Combien de fois ne m’ont-ils pas humiliée, enfermée, traînée sur le sol, voire fracturé un doigt ? Je rappelle que la fonction de ce poste est avant tout de protéger et de servir.
Le silence contre l’indicible
Les gosses des foyers doivent régulièrement faire face au jugement fataliste d’une société qui préfère miser sur les êtres qui n’éprouvent pas de difficulté. Cercle vicieux et sans fin, j’ai gardé le silence au sein de mon esprit pour être capable de supporter l’indicible. La brigade de la traite des êtres humains a retrouvé mon nom parmi quelques listes contenant une centaine de pseudos féminins. Seules une trentaine seront entendues par la police. Mais qu’en est-il des autres ? Écoutes téléphoniques, perquisitions, investigations et témoignages permettront de stopper, ou du moins de freiner, cette équipe infernale. Multirécidiviste, l’homme que la presse appellera le « proxénète de Facebook » écopera de huit ans de prison, et ses cinq complices, dont une femme, deux ans avec sursis. C’est une première condamnation pour traite des êtres humains et cybercriminalité pour la Belgique. Notre société aurait-elle
dessiné un tabou qui interdit les mots « viol » et « prostitution » dans la même phrase ?
Émissions, articles de journaux, télévision, les termes « viol » sont régulièrement remplacés par le concept incroyable « elles étaient essayées avant emploi » par la presse. Je ne peux me résoudre à y croire, cette formulation est fausse et blessante. Elle induit l’idée de casting d’actrices pour films pornographiques, or, il n’en était rien. Entre traumatismes, actes pervers, violences auto-infligées, je passe par différentes phases successives : anorexie, agoraphobie, crises d’angoisse, boulimie, sports extrêmes, comportements à risque et auto-sabotages. L’homme me rend craintive et mes relations amoureuses se trouvent impactées par des stigmates invisibles et régulièrement incompris.
Un patriarcat si puissant
C’est grâce au théâtre que je tente de me réapproprier ce corps sinistré. Une chose me rend particulièrement triste. À notre époque, le patriarcat est si puissant et façonne tant les moeurs de notre civilisation qu’il convainc même des femmes de participer au trafic planétaire. J’ai notamment une pensée émue pour ces jeunes Nigérianes qui nomment la personne dont elles sont dépendantes leur « Madame », pour ne pas dire maquerelle.
Je pense aussi à Régina, vendue par sa grand-mère de 2 à 16 ans à un réseau qui pratiquait des orgies et des actes de tortures et de barbarie. Mais également à Hilde Bartels qui a vécu une enfance peu évidente, et qui est une ancienne prostituée qui a été enlevée, torturée, et enterrée vivante. Et puis à Samantha, ancienne victime d’inceste qui est devenue prostituée à l’âge adulte.
Oui, il y a des visages cachés derrière les statistiques. S’il existe des réseaux de ventes pour toute chose, tout objet, ils en existe également qui trafiquent le corps d’autrui.
Parfois, ce sont des bébés de quelques mois, d’autres fois de jeunes femmes étrangères devenues captives ici. Certains enfants sont formés par leurs tuteurs légaux, dès l’âge de 2 ans, dans le but de devenir futures prostituées aguerries, capables de deviner les insoutenables fantasmes masculins et quelques fois féminins. Qu’il s’agisse de parents, de pseudo professionnels, de lover boys, de conjoints manipulateurs, de militaires de l’OTAN, de Casques Bleus de l’ONU, ou de malfrats notoires, les marchands de sexe n’ont aucune limite.
Ni classe ni frontière
La misère et la violence sont trop souvent attribuées aux milieux défavorisés, pourtant la maltraitance et les abus sexuels n’ont ni origines, ni classes sociales, et ne se préoccupent pas des frontières. Seuls l’argent et le pouvoir suprême semblent guider les faits et gestes de ces individus qui ont tué un peu plus chaque jour. Si j’insiste tant entre enfance fracturée et femme prostituée, c’est que ces liens existant sont régulièrement coupés par les politiques, les associations et notre société. La femme vendue est pointée du doigt comme étant une criminelle entachée. Pour ma part, l’État est complice de par son inaction et son silence.
Paradoxe quand tu nous tiens, ce sont les hommes les plus sévères en critiques qui sont les premiers à faire appel aux rapports tarifés, qu’il s’agisse d’enfants ou de femmes. On ne veut pas admettre la détresse de ces filles qu’il faut protéger. Quant aux réseaux pédocriminels,c’est l’omerta. La majorité atteinte semble créer une coupure nette entre l’enfance et une vie mature. Pourtant, ces liaisons sont d’une importance capitale lorsque l’on sait que 80 % des femmes prostituées sont souvent victimes de la traite très jeunes et ont déjà subi des abus ou violences auparavant.
Quelle société pour demain ?
L’historienne Gerda Lerner définit le patriarcat comme étant la « manifestation et l’institution de la domination masculine sur les femmes et les enfants dans la famille et l’extension de cette dominance dans la société en général. Et, depuis
l’Antiquité, nos dirigeants peinent à changer de paradigme ». Je rappelle que cela ne fait que 30 ans que nous nous soucions de nos enfants. Cette vision me parle et me rappelle qu’il est impensable de diviser la cause de ces enfants abusés et de ces femmes malmenées, liés par des abus de pouvoir sensiblement similaires. Il serait temps de se poser les questions appropriées sur le genre de société que nous aimerions construire pour demain. Va-t-on attaquer non plus les symptômes mais les causes qui créent les maux de nos communautés ?
Aidera-t-on l’enfant en souffrance, la femme violentée et la mère isolée ? Ce n’est pas la prostitution en elle-même qu’il faut combattre mais avant tout, tout ce qui la rend possible. Va-t-on cesser de parler pour enfin agir ?
Qu’attend-t-on pour transformer la formation de quelques professionnels incompétents ou mal outillés ? Oui, certaines associations d’aide à l’enfance et aux femmes en difficulté sont inadéquates. L’argent excuse-t-il le non-respect des conventions internationales ? Je rappelle que les droits sont applicables dès la naissance alors que les devoirs s’inculquent et doivent être vus comme finalités éducatives. Alors éduquons sans relâche, arrêtons de cloisonner et de compartimenter. Femmes et enfants ne sont pas des articles que l’on s’échange comme de vulgaires cartes postales.
Maïté Lønne est née à Oslo en Norvège. Elle vit aujourd’hui en Belgique. Victime de violences sexuelles enfant, placée en foyer de « protection » de l’enfance où elle est à nouveau victime de violences, elle se « réfugie » dans la rue et l’autodestruction (drogue, automutilations, dissociation). Elle a été ensuite victime de traite des êtres humains et de viols tarifés. Aujourd’hui sortie de cet enfer, elle est devenue écrivaine, pour dénoncer les dysfonctionnements de la société. Après un premier livre qui dénonce la prison, son combat principal est aujourd’hui contre les violences sexuelles faites aux enfants, terreau de la prostitution. Son dernier livre s’intitule « Enfants ! attention danger : le scandale de l’aide à l’enfance ». Elle est parte-parole de l’association Resanesco (branche belge de Innocence en danger) et fait partie de l’observatoire des violences faites aux femmes. Elle est également activiste anti-spéciste et lanceuse d’alerte sur la toile.
Elle prépare en Belgique, en collaboration avec l’association belge isala (partenaire du Mouvement du Nid), un colloque sur les violences sexuelles dont les enfants sont victimes. Son analyse des liens entre commerce, violences aux enfants et prostitution, est particulièrement percutante et bienvenue, si l’on veut espérer un jour mettre fin à un système destructeur de vies humaines.
RETROUVEZ L’INTERVENTION DE MAÏTÉ LE 23 NOVEMBRE 2018 EN VIDÉO.