Melanie : « Au Carlton, nous avons été projetées en pleine lumière »

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Mélanie était partie civile au procès duCarlton à Lille, aux côtés de trois autres jeunes femmes. Depuis 2015, elle se bat pour retrouver une vie normale. Mais les traumatismes ont été tels que la reconstruction est difficile. Elle n’a été protégée ni pendant ni après le procès.

Le procès Carlton (affaire de proxénétisme dans laquelle Dominique Strauss-Kahn, notamment, était poursuivi, NDLR) m’a complètement détruite. On a pris mes enfants, piétiné mon nom, mon prénom, ma dignité. Je faisais confiance aux journalistes, alors qu’ils m’ont juste utilisée. Des choses totalement fausses ont été écrites sur moi dans la presse. Le procès s’est déroulé il y a plus de cinq ans et pourtant on trouve encore des caricatures de moi dans les médias. J’ai été manipulée. Aujourd’hui, je souffre de fibromyalgie, de polyarthrite ankylosante et de stress post-traumatique. Je n’ai plus peur des autres, alors je peux parler du Carlton ; je me souviens de tout.

Le tribunal ne nous a pas protégées

Pendant la durée du procès qui s’est déroulé entre le 2 et le 20 février 2015, le tribunal ne nous a pas protégées, J., M., S. et moi. Nous nous étions constituées partie civile aux côtés de Bernard Lemettre, délégué des Hauts-de- France du Mouvement du Nid. Le huis-clos qu’on avait demandé nous a été refusé.

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Le public pouvait entrer librement dans la salle du tribunal et les journalistes nous persécutaient à l’intérieur comme à l’extérieur du palais de justice. On m’a même filmée devant le tribunal à mon insu. Mon avocat essayait de nous protéger mais en vain. On devait user de ruses pour échapper aux médias. C’est seulement après une semaine de procès qu’on a pu bénéficier d’un passe qui nous permettait, comme les avocats, d’entrer par une porte dérobée. Dès qu’on allait aux toilettes ou qu’on sortait fumer une cigarette, nous étions escortées par des policiers.

Bernard nous avait passé des perruques pour mieux nous protéger. Comme j’ai un diplôme de coiffeuse, chaque jour, je changeais de coiffure, de look ; tantôt frisée, tantôt blonde… Nous avions toutes pris un pseudo, sauf M. Moi, j’étais Laura, ce qui n’empêchait pas le procureur de la République de nous appeler par nos prénoms et nos noms, puis par notre pseudo, lorsque nous étions appelées à la barre. On lui a demandé d’arrêter, pour protéger notre anonymat. Il nous a été répondu que c’était une procédure obligatoire, en raison des enregistrements effectués lors des débats du procès. J’aimerais bien retrouver ces films où je pleure, où je pète des câbles, où je tente de m’enfuir du tribunal.

Je n’avais pas l’habitude d’être interrogée par les juges. En plus, J’étais terrorisée par Dodo la Saumure (Dominique Alderweireld de son vrai nom, NDLR) pour qui j’avais travaillé pendant quelques mois, un peu moins de deux ans auparavant. En revanche, au moment du procès, j’avais arrêté la prostitution.

Dodo se moquait de moi ouvertement. À plusieurs reprises, je l’ai alors interpellé. Mon avocat toussait pour me faire taire parce qu’il avait peur pour moi ; alors, j’ai dit le minimum. D’ailleurs, il y avait des mafieux , des proxos dans la salle qui étaient présents pour voir si on ne parlait pas trop. Une fois les débats terminés, en fin de journée, on sortait du tribunal, sans être protégées par la police. À chaque fois, j’avais peur d’être menacée de mort. Je craignais aussi pour mes enfants.

Pendant tout le procès, nous avons été projetées en pleine lumière. Et vous croyez que les juges, les magistrats se sont inquiétés pour nous ? qu’ils ont veillé à nous faire suivre psychologiquement ? Non ! Toute ma famille, mes proches, mes amis m’ont rejetée au moment du procès. Quand je passais à la télévision, mon ex disait à mes enfants qui étaient petits à l’époque – 10 et 7 ans – : « Regardez votre mère qui passe à la télé ; c’est une pute. Elle suce des bites. »

L’équipe de DSK n’a eu aucune compassion pour moi, pour nous quatre. J’ai revu certains des prévenus plus tard dans la rue. Ils ne se sont pas excusés, on est moins que rien pour eux ; on est juste des « putes ».

Vous avez une heure pour vous rendre au commissariat

Deux ans et demi ou trois ans avant le procès du Carlton, trois enquêteurs de la police judiciaire étaient venus sonner chez moi un matin, alors que j’étais encore en pyjama. L’instruction concernant DSK et les autres prévenus était en cours et Dodo la Saumure était en prison. À l’époque, j’avais à peine 25 ans et mes enfants étaient tout petits. J’avais refait ma vie depuis trois mois avec un banquier qui ne savait rien de mon passé. Lorsque j’avais ouvert la porte aux policiers, ils m’avaient laissé à peine le temps de me préparer : « Vous avez une heure pour vous rendre au commissariat. » Je n’avais jamais été convoquée de ma vie par la police.
Pendant plus de deux heures, j’avais été interrogée sur Dodo et sa compagne, Béatrice Legrain. Ça avait été dur et j’avais beaucoup pleuré. Au cours de cet entretien, j’avais appris que j’avais été sur écoute, en raison de mes liens avec eux. Et à la fin, les policiers m’avaient rassurée : « vous êtes désormais tranquilles, on ne vous embêtera plus ». C’était faux, ils m’avaient menti.

En effet, d’autres enquêteurs de la PJ sont venus sonner encore une fois chez moi, un matin, tôt. C’était en 2015, peu avant le procès du Carlton. Ils m’ont déclaré que je devrais témoigner au tribunal. Je ne voulais pas y aller, mais ils ne m’ont pas laissé le choix. Ils m’ont même menacée : ou je me constituais partie civile avec d’autres personnes prostituées ou j’allais au procès, sur le banc des accusés. Accusée de quoi ?

Mon avocat qui s’occupait de mon dossier familial m’a également vivement encouragée à aller témoigner au procès. Il agissait à la demande du procureur. Lorsque je lui avais raconté mon histoire, il m’avait mise en garde : « Éloignez-vous de certaines personnes qui sont dangereuses et veulent votre tête ».

Avant de partir de mon domicile, les enquêteurs de la PJ m’ont donné le numéro de Bernard Lemettre pour que je le contacte. J’ai appris plus tard que le Mouvement du Nid s’était constitué partie civile pour ce procès. J’ai donc appelé Bernard qui m’a rassurée et mise en confiance ; il m’a ensuite donné rendez-vous au siège de la délégation du Mouvement du Nid à Lille pour qu’on puisse s’organiser avant le procès. La réunion s’est déroulée avec M., J. et S., qui étaient également partie civile, et nos avocats respectifs.

À l’époque, je me battais depuis des années pour récupérer la garde totale de mes enfants, tandis que mon ex ne cessait de faire repousser la date de l’audience pour m’empoisonner l’existence. Je voulais quitter la région, pour aller vivre dans le Sud avec mon fils et ma fille. La date de l’audience avec mon ex a été finalement fixée. Elle était prévue trois jours après l’ouverture du procès du Carlton et devait se tenir également au tribunal correctionnel de Lille.

« J’ai fait une grosse dépression »

Aussitôt après la fin du procès du Carlton, j’ai vendu tout ce que j’avais pour aller m’installer dans le Sud. Le Mouvement du Nid et le Secours Catholique m’ont aidée à trouver un logement. Je remontais régulièrement dans le Nord pour aller voir mes enfants.

Et puis en juin, je suis passée à nouveau devant le juge qui a refusé de m’accorder la garde totale de mes enfants, pour ne pas les éloigner de leur père. J’ai dû mettre à nouveau mes enfants entre ses mains, alors que c’est un proxénète, un pervers narcissique qui s’alcoolise et qui se drogue. Et pourtant, quelques jours avant l’audience j’avais témoigné à la brigade des mineurs contre lui parce qu’il tapait nos enfants.

Pour rester auprès de mes enfants, j’ai donc rendu mon appartement dans le Sud ; pendant près d’un an et demi, je suis retournée vivre chez ma mère qui a une addiction à l’alcool, alors qu’on ne se parlait plus depuis le procès. J’ai fait une grosse dépression. J’étais comme morte dans mon corps ; un légume incapable de parler, de manger. D’ailleurs je voulais mourir. J’ai essayé à deux, trois reprises d’avaler des cachets, de me faire renverser par une voiture, mais je n’ai pas réussi.

Ma mère m’a tout reproché : le procès Carlton, la perte partielle de la garde de mes enfants. Elle m’a dit que je « n’étais qu’une pute ». Un jour, elle m’a mise à la porte. Je me suis alors réfugiée chez mon frère pendant une semaine. Alors que je séjournais chez eux, j’ai lu une annonce de Pôle emploi qui recherchait une femme de chambre. Comme j’avais déjà travaillé dans la restauration, j’ai postulé et j’ai passé les tests avec succès.

Une fois que j’ai eu le poste, j’ai gravi peu à peu les échelons : j’ai été équipière petit déjeuner, puis employée d’étage. Ensuite, la directrice de l’hôtel qui avait constaté mon potentiel, m’a inscrite dans une formation de gouvernante pour trois mois. Grâce à cela, j’ai trouvé une place dans un hôtel où je suis restée pendant trois ans et demi. Comme j’étais au service des « clients », je me suis occupée d’artistes comme Patrick Fiori, Jennifer, Vanessa Paradis. Ayant porté trop de choses lourdes lorsque j’étais femme de chambre, j’ai eu de grosses douleurs au dos dues à une discopathie dégénérative. Ensuite, j’ai travaillé comme prestataire de service pour une société de propreté ; j’étais chargée de la formation et du recrutement du personnel.

Lorsque le confinement a débuté, en mars 2020, je travail- lais comme chef de site dans un hôtel 4 étoiles qui a dû fermer ses portes pour travaux. J’ai donc pu bénéficier d’un chômage partiel. En août 2020, j’ai ouvert un cabinet de soins énergétiques, en médecine holistique. Mais c’est difficile parce que je suis trop fatiguée, en raison de ma fibromyalgie.

« Les bars belges, c’est pire que tout »

Je fais partie de ces femmes qui ont été perverties par les hommes depuis mon enfance. Lorsque j’avais à peine six ans, j’ai subi des attouchements de la part d’un adulte. Je n’ai pas réussi à en parler à ma mère. Elle nous élevait seule, mes deux frères et moi depuis que mon père était parti en Espagne avec une autre femme et ne pouvait pas compter sur l’aide de sa famille.

Lorsque j’avais treize ans, j’ai également été séquestrée et violée par un jeune de vingt ans, le petit ami d’une copine avec laquelle il s’est marié. J’ai grandi avec le père de mes enfants, Vincent, qui était de mon quartier ; c’était un copain d’un de mes frères. J’étais sous son emprise depuis toute petite. Lorsque ma mère m’a chassée de la maison, à 17 ans, je suis partie vivre avec lui.

Pour trouver du travail, j’ai regardé le journal de petites annonces gratuites, Le Galibot, où il y avait plusieurs offres d’emploi d’« hôtesse de bar » en Belgique. J’ai répondu à l’une d’entre elles à Courtrai. La patronne, une femme très jolie et très gentille, m’a proposé de faire des ménages dans son bar, en attendant ma majorité. Elle m’a raconté qu’elle avait de gros « clients », surtout des Français de grandes entreprises. Le champagne coulait à flot. Lorsque je voyais les filles monter dans des chambres, j’étais choquée.

J’étais bien payée et j’étais nourrie gratuitement. Comme le taxi coûtait cher pour me ramener chez moi le soir, la patronne m’a proposé de m’héberger. Et à ma majorité, en 2005, j’ai obtenu un contrat de serveuse.

Vincent m’a poussée à quitter ce bar parce qu’il trouvait que je ne gagnais pas suffisamment d’argent ; il m’a alors mise dans un autre bar à Wevelghem, un établissement spa-cosy en Belgique qui accueillait aussi un public haut de gamme : juges, avocats, magistrats, policiers, médecins, notaires… Dans cet établissement, il y avait beaucoup de sorties organisées, à l’occasion de séminaires d’entreprises.

J’ai été forcée de m’y prostituer tous les jours de 13 h à 6 h du matin. Je faisais des « fellations nature », c’est-à-dire sans préservatif. Comme j’étais payée à la bouteille de champagne vendue, je devais boire environ sept à huit bouteilles par nuit. Lorsque Vincent venait me chercher au petit matin, j’étais complètement ivre, je vomissais et devenais inconsciente, parfois jusqu’au coma éthylique, mais j’avais gagné 1 000 euros dans la soirée.

Je payais tout à Vincent : les vêtements pour son fils, le restaurant, les invitations pour sa famille… Pendant ce temps-là, il me trompait avec une copine.

J’ai été dans les bars belges – jamais dans la rue – jusqu’à la naissance de mon fils aîné, en 2005. J’avais alors vingt ans. Ma fille est née deux ans après. Comme je refusais les relations sexuelles avec Vincent parce que je ne supportais plus son emprise, ses infidélités, les coups, il m’a tapée et violée pendant deux ans. Il a même tenté, un jour, de me jeter du sixième étage de l’appartement. Lorsque j’ai enfin réussi à le mettre à la porte, il a tout cassé en partant et jeté le téléphone à la figure. J’avais ma petite fille dans les bras.

Après son départ, j’ai travaillé comme accompagnante d’un élève autiste en situation de handicap (AESH) à l’Éducation nationale. Je me sentais fière et utile dans cette nouvelle vie. J’avais une vie sociale, des amis… Ensuite, j’ai eu un commerce de prêt à porter. Et puis, j’ai vécu pendant deux ans et demi avec David, un autre homme violent et que j’ai failli épouser. Comme j’étais régulièrement en surendettement à cause de lui, je suis retournée à la prostitution dans un des bars de Dodo La Saumure, vers 2013-2014 où j’ai côtoyé le milieu mafieux. Dodo la Saumure m’a proposé de me protéger contre mon ami violent, mais j’ai refusé son aide. Dans son bar, je faisais les massages et finitions, mais je ne voulais plus me prostituer. David venait tous les jours me chercher à la sortie du bar et me prenait tout mon argent ; lui aussi était proxénète.

Aujourd’hui, je vis avec quelqu’un qui est au courant de tout mon passé et qui me soutient beaucoup. Je voudrais quitter définitivement la région, pour aller habiter dans le Sud, ne plus avoir affaire avec ma famille qui est trop toxique, prendre mes enfants avec moi. Je suis une mère de famille, pas une prostituée ; et je ne suis pas alcoolique, ni droguée.

« Carlton » : condamnation au civil de huit prévenus dont DSK. Une victoire pour le Mouvement du Nid

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Christine Laouénan
Journaliste indépendante et formatrice, Christine Laouénan est spécialisée dans les sujets de la santé et de la prévention auprès des jeunes. Elle a recueilli de nombreux témoignages de personnes prostituées dans le cadre de son travail pour Prostitution et Société et au cours de l’écriture de la biographie Je veux juste qu’elles s’en sortent, consacrée au militant abolitionniste Bernard Lemettre.