Monika est française. Elle a été placée en foyer à l’âge de 14 ans et a fait une tentative de suicide. Endettée, elle s’est liée d’amitié avec une voisine, Mona, qui lui fait rencontrer la gérante d’un bar.
Cette femme est allée payer mon loyer au propriétaire. (…) Le soir même, elle m’emmenait en Belgique. Je suis arrivée, elle m’a dit «voilà ta chambre». Il y avait deux autres filles. Elles aussi étaient venues par l’intermédiaire de ma voisine. (…) Là, on m’a interdit de parler aux autres filles. J’ai juste su que l’une était là depuis six mois, l’autre quatre. Elles m’ont dit que Mona se faisait payer.
En réalité, on travaille 24 heures sur 24
C’était un bar sur une route passante. La femme m’a dit «maintenant que tu es rentrée, tu ne sors plus. Je t’ai payé ton loyer, tu me dois de l’argent. Si un client vient, c’est chacune son tour ; sauf si le client demande une fille en particulier». On m’a donné un nouveau prénom, je suis devenue Nelly ; je devais dire que j’arrivais de Paris. On m’a pris mes vêtements. On m’a coupé les cheveux. La patronne était là vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle dormait dans une chambre à côté. Il y avait une caméra pour voir le client quand il sonnait.
Les filles sont déclarées treize heures par semaine. En réalité, on travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Disponibles à toute heure du jour et de la nuit. Nourries, logées, blanchies. Il m’est arrivé de ne pas arrêter de six heures du matin le samedi à une heure du matin dans la nuit du dimanche. Si à trois heures du matin, un client débarque, il faut y aller; des hommes d’affaires, des juges, des médecins, des avocats. Que de la clientèle sélectionnée par la patronne. Jamais d’arabes : pas assez friqués.
Quand ils sont là, il faut les faire boire. Un maximum. (…) Pendant tout ce temps, on boit aussi, évidemment. Quand on sature, on amène une autre fille pour nous aider à boire. La patronne note : Nelly, sept bouteilles. Il m’est arrivé d’être malade à en vomir. Je courais aux toilettes, j’avalais un primperan et j’y retournais. (…)
20 à 30 « clients » par jour
La patronne prend un pourcentage sur les bouteilles. Elle retire 1000FF par mois pour la nourriture, le logement, le linge. Enfin, en théorie, parce que l’argent, je n’en ai jamais vu la couleur. Pour les vêtements, quelqu’un passe. Pour les produits d’hygiène aussi. Tout est décompté sur l’argent gagné ; argent que je n’ai jamais touché. On ne sort jamais.
C’est pareil pour les préservatifs. Une association passe. Elle livre aussi les « éponges » : pendant les règles, on continue de travailler. Les « éponges », on n’en trouve qu’en Belgique, spécialement pour ce marché. Avec ça, le client ne se rend compte de rien. Moi, quand je suis sortie de là, je n’ai plus eu mes règles.
Pendant un mois et demi, je ne suis jamais sortie. J’ai vécu de la chambre au bar. Dans la pénombre, sans voir la lumière du jour. (…)
Je travaillais énormément. Je faisais rentrer un maximum d’argent et je tenais pas mal l’alcool. En un jour, je faisais un salaire. Vingt ou trente clients.
Les clients, on leur dit les choses qu’ils ont envie d’entendre. Des mensonges. En réalité, ils sont moches. Ils puent. Ils nous racontent leur vie. Ils sont mariés.
Le samedi soir, on voit des petits jeunes qui sont allés en boîte.
Les clients sont moches, ils puent …
Les hommes, j’ai l’impression qu’ils sont tous vicieux. Ce qu’ils ne peuvent pas faire avec leur femme, ils viennent nous le demander. Ils croient qu’ils peuvent nous faire ce qu’ils voient dans les films pornos.
Pour eux, la femme prostituée, c’est une bombe sexuelle. Avec beaucoup d’expérience. C’est leur fantasme. Ils ne se rendent pas compte qu’on est humaines. Des femmes comme les autres. Comme celles qu’ils ont à la maison.
Tout le temps que j’ai passé dans ce bar, j’ai été filmée. Tout est filmé. Si le client a une réclamation, on peut vérifier sur pièces. Des fois, j’ai eu des remarques. La patronne disait toujours « quand vous êtes au bar, faites la salope». Ou encore « tu es une salope, fais ton boulot« . J’avais pris un rythme. J’étais une automate. Avec l’alcool, j’étais dans le gaz. On ne dort presque pas. (…)
Comment on supporte ? On ne le supporte pas. On le vit. On fait le vide. (…) Si on a des états d’âme, c’est intenable. (…) Les types sont rois, ils ont payé, ils vous pelotent. On n’a aucun droit de refuser un client. Il y en a même qui sont violents. (…) Il y a une petite sonnette sous le lit… pour la forme.
La police vient voir si les filles sont déclarées. Elles le sont pour 13h par semaine. Les flics avalent ça. Ils ne font jamais le tour, ne vont même pas voir les chambres. (…) À un moment, il y a eu une mineure, elle était planquée dans une chambre derrière. Ils ne sont jamais allés voir. (…) Tant qu’il n’y a pas de violences visibles, les flics ferment les yeux.
Subitement, la patronne m’a dit : « tu fais tes bagages, tu pars. » J’ai dit : « Pour aller où? »
J’ai réclamé mon argent, elle a refusé de me le donner. Elle m’a dit : « Je te paye ton taxi jusqu’à la frontière française. » et aussi : « tu ne me fais pas de problèmes ; j’ai des avocats, je suis connue. Sinon, je t’accuserais d’avoir volé un client« .
J’ai fini en pleine nature avec mes bagages. (…)
Une fille m’avait dit : « quand ils te mettent dehors, c’est pour mieux te récupérer après.«
Quand on est dehors, on est tellement fragiles. De toute façon, ils se renseignent pour savoir si on a quelqu’un, si on est seule. Y retourner ? C’est terrible à dire, mais là-dedans, on ne s’occupe de rien. Quand on est mal, on préfère encore ça. (…)
Je n’ai plus confiance en moi. J’ai été détruite. J’ai été violée. Intérieurement et extérieurement. (…) je prends des anti-dépresseurs, j’ai l’impression de n’être bonne à rien, sauf à aguicher les hommes.