Paula : « Dire non, c’est quelque chose qu’il faudrait apprendre très tôt. »

1199

Paula a aujourd’hui une vie sereine, mais se dit marquée. Élevée par des parents qu’elle décrit comme handicapés de l’amour, elle passe très jeune sous la coupe d’un homme qui l’isole et la marginalise avant de l’envoyer au trottoir. Aujourd’hui, en repensant à l’incroyable emprise de cet homme, elle se trouve face à l’inexplicable.

« Dans ma famille, on ne m’a jamais montré d’amour. Nous étions quatre filles. Mon père était absent, il n’y avait pas de dialogue. Pour moi, c’était un étranger. Avec les hommes, ma mère était très séductrice et ça nous agaçait. Nous, les trois aînées, n’avons pas eu d’amour. La quatrième a eu plus de chance. J’aurais tellement voulu que mes parents soient présents. Tout ce qu’ils savaient nous dire, c’était d’être sages.

Tout ce qui touchait au sexe était entouré d’un malaise, d’un mystère. Une fois, mon père m’avait emmenée avec lui, et, dans un petit routier, j’ai voulu aller aux toilettes. Il m’a dit : fais attention !, mais attention à quoi ? Il y avait une espèce de danger non identifié. Un jour, je me promenais avec un garçon plus âgé, et mon père m’a traitée de salope et de putain. Mais je n’avais rien fait ! Après, il m’a donné un bouquin juridique sur le détournement de mineurs.

Recevez nos derniers articles par e-mail !
Lettres d'information
Recevez nos derniers articles par e-mail !
S'abonner

Ma mère avait été enceinte de moi avant son mariage et sa mère l’avait battue. Il y avait des secrets, une gêne autour du sexe. En même temps, le sexe était important pour eux ; ils en parlaient et ça nous gênait.

Moi, j’étais en recherche de quelqu’un qui m’aime ; par tous les moyens. J’étais ignorante, j’étais bête. Je faisais la belle, j’avais un besoin fou de plaire.

À 14 ans, quand j’ai quitté l’école, je ne demandais qu’à connaître tout ça. J’étais seule, je n’avais pas de copines. J’en ai eu, mais trop tard. J’avais des relations avec deux ou trois hommes en même temps, j’étais dans la séduction, j’avais le feu. Ce n’était pas vraiment du plaisir, juste normal de coucher avec un homme tout de suite.Retour ligne manuel
Certains étaient mariés, ils profitaient de l’aubaine. Je suis incapable de dire comment je les rencontrais. J’ai des trous de mémoire énormes.

Jamais je n’ai pu parler de tout ça avec ma mère. Jamais elle ne m’a mise en garde. Je lui en veux, elle ne m’a pas protégée. Sur les règles, elle ne m’a rien dit. Le jour où c’est arrivé, elle m’a mis une couche entre les cuisses sans un mot. Une fois, j’ai eu un retard de règles, elle m’a donné du persil, un truc censé être abortif, alors que je n’avais jamais eu de rapport sexuel ! Je croyais toujours que j’étais enceinte : quand un premier garçon m’a embrassée, quand un autre a tenté de me violer, alors qu’il n’avait réussi à rien faire du tout.

À 18 ans, j’ai eu un grand besoin de liberté et je suis partie dans une autre ville ; toute seule. C’est là que j’ai rencontré le grand méchant loup. C’était un marginal. En 24 heures, il posait ses valises chez moi. Je faisais des petits boulots, il jouait aux cartes. Je lui donnais tout ce que j’avais, ça ne me choquait pas. Mes parents ont râlé. Moi, je me plaignais, je revenais à la maison mais ma sœur se souvient qu’il me harcelait au téléphone et que j’y retournais. Il avait une autre copine, enceinte, une lle avec qui j’étais allée à l’école. Il amenait des femmes dans mon lit quand je n’étais pas là.

En fait, j’avais la peur au ventre. Il buvait et il avait commencé à me frapper et à m’insulter. Je l’accompagnais dans les bars jusqu’à 2h du matin. Je le ramenais alors qu’il était saoul et malade. J’étais soumise à un point incroyable. Et je n’étais même pas vraiment amoureuse ! Mais pourquoi j’étais comme ça ?

On côtoyait des proxos. J’en revois un qui sortait le fric par liasses de sa poche, tout froissé ; un autre qu’on avait hébergé assez longtemps à la maison : un « ami » qui sortait son couteau dans la rue et tailladait les gens qui ne lui revenaient pas. Il y avait eu une sale affaire, un type avait été retrouvé brùlé dans le coffre d’une voiture… J’avais peur de ces gens-là.

Un jour il a voulu avoir un enfant. On n’avait pas de boulot, on vivait dans une pièce minable, sans chauffage. Du jour où j’ai été enceinte, il ne m’a plus adressé la parole. J’étais dans un désert total. J’ai écrit à mes parents. C’est eux qui ont organisé mon IVG. Je n’avais de prise sur rien. J’avais envie de ce bébé mais je me suis laissé faire. Après l’IVG, il a recommencé à me parler, comme si de rien n’était. Et c’est reparti : la tournée des bars et mon seul salaire. J’avais honte vis-à-vis de mes parents parce que je leur avais dit que j’allais le quitter mais je ne l’ai pas fait. Du coup, je n’ai plus eu de contacts avec eux et mes sœurs pendant deux ans. J’étais dans une bulle ; je n’avais plus personne d’autre. Ça l’arrangeait.

J’étais devenue infernale, marginale. J’arrivais au boulot avec une jupe à ras, là (geste). J’ai même volé pour cet homme. J’avais peur mais j’y allais, je volais des sacs. Un jour, j’ai joué toute ma paye d’un seul coup et j’ai tout perdu. Ah, si je pouvais retourner en arrière…

Nous avons été obligés de quitter notre logement. On a vécu dans un camion. J’ai tout oublié de cette période. Je me demande comment je vivais, comment je faisais pour me laver. Nous étions dans un camp de gens du voyage. Il avait sympathisé avec des gens qui fondaient du cuivre pour le revendre. On n’avait ni électricité ni eau courante, il y avait des rats.

J’ai eu un accident de vélo, reconnu comme accident du travail, avec de grosses opérations. Grâce aux assurances, nos crédits se sont trouvés remboursés. Il a acheté une Mercedes décapotable. J’ai perdu mon travail à l’usine. Lui, il fréquentait une autre femme et il m’a refilé une salpingite. J’ai aussi fait une grossesse extra-utérine avec plusieurs jours d’hôpital et une opération. Maintenant, je me dis, mais pourquoi est-ce que je ne prenais pas la pilule ? Pourquoi ?

Entre temps, j’ai rencontré un homme, un éducateur. En fait c’était un pervers, il m’a demandé des trucs qui m’ont fait peur. Au retour, j’ai eu droit à la crise de jalousie : mon homme a fait des tentatives de suicide, il a avalé des cachets et même des cailloux ! Il a embouti des bagnoles… Il a été placé en psychiatrie. Ma relation avec l’autre était terminée, pas parce que j’y avais mis fin, j’en étais incapable, mais parce qu’il l’avait menacé et que l’autre avait eu peur.

Il m’a expliqué que tout était de ma faute, sa perte d’emploi, sa voiture broyée… Il arrivait à me culpabiliser, c’était un manipulateur. Il m’a dit qu’il n’y avait qu’un seul

moyen pour qu’on s’en sorte : que je fasse le trottoir. Je venais d’avoir 32 ans.

Il m’a emmenée à Paris, m’a fait entrer dans un cinéma porno, donné des préservatifs, et puis il m’a lâchée sur les Champs-Élysées. Je tremblais. Impossible. Il m’a emmenée au Mans. Même chose, impossible. Puis nous sommes revenus dans notre ville. Il m’a mise sur une place où les « clients » tournent. Là, j’ai pu. Après, une fois que le premier est fait, on continue. Avec l’argent j’ai loué un studio. J’étais nouvelle, j’ai fait un carton. J’ai eu des soucis avec les anciennes qui voulaient me casser la gure parce que je leur prenais leurs clients. Il est intervenu ; des types sont passés à quatre dans une voiture, il n’y a plus jamais eu de problèmes.

J’ai été fichée tout de suite. C’était de jour mais il y avait la peur. J’avais dénoncé à la police un type à moitié fou qui voulait m’agresser et j’étais allée le reconnaître derrière une vitre sans tain. Il y avait des hommes tordus et j’avais toujours un moyen de défense au fond de ma poche.

Un jour, un client a déchiré le préservatif sans que je m’en aperçoive, j’ai vécu des jours d’angoisse à l’idée d’avoir été contaminée par ce cinglé.

Quand j’étais prostituée, je mettais des lunettes noires et parfois une perruque parce que, pour son travail, mon père pouvait passer dans le quartier. Je me prostituais dans la chambre où je vivais avec mon fils. La journée, il était chez la nourrice. On était deux à travailler dans cette chambre sordide, avec un matelas dans la cuisine et un lit dans la chambre. L’odeur… c’était insupportable. Je vivais cloîtrée. Ça a duré trois ans.

Mon homme vivait dans notre caravane, sur un terrain que j’avais acheté. Il venait chaque week-end récupérer son enveloppe. J’achetais des huîtres, je payais le restau et je lui donnais du fric ; à l’époque, il s’est payé un voyage à Miami. Là où il vivait, tout le monde lui donnait le bon Dieu sans confession.

Quand j’étais au trottoir, des gens du Mouvement du Nid passaient toutes les semaines, nous échangions quelques mots mais pas plus. Pourquoi faire, tout allait bien… Je suis restée là quatre ans, avec juste la coupure de mon accouchement. Dire que j’ai continué alors que j’étais enceinte ! Aujourd’hui, cette idée me met tellement mal à l’aise… Il avait d’ailleurs exigé que j’avorte mais là, pas question ; j’avais eu trop peur de ne jamais avoir d’enfant.

Bref, c’était la routine. Jusqu’au jour où il s’est passé quelque chose avec un client, j’ai retrouvé des sentiments. Du coup, je ne pouvais plus supporter que tous ces hommes me touchent. Mon homme, lui, était avec une autre fille. Je me suis dit, j’arrête. J’ai acheté une maison et fait des travaux. Maintenant, je me dis que j’ai ma maison, mais la façon dont je l’ai eue… Je ne suis pas bien avec ça.

Je voulais donc arrêter mais il me réclamait du fric. Il avait le culot de me dire que je lui devais de l’argent ! Quand j’y pense, je lui ai donné des millions dans des enveloppes ! Il a reconnu notre fils au bout de trois ans. Il venait me le prendre n’importe quand. Je ne connaissais pas les lois et je vivais dans la peur ; il me volait des papiers, me harcelait à toute heure du jour et de la nuit.

Une fois, j’étais avec un client et il a défoncé la porte avec le gamin dans les bras : tu vois ce qu’elle fait, ta mère ? Il voulait l’argent de ma prostitution et en même temps il cherchait à m’empêcher de continuer. À la maison, il me traitait de putain. Il m’avait fait signer des reconnaissances de dettes et un accord pour faire changer le nom de mon fils sous la menace. Un jour, il m’a dit qu’il me mettrait en fauteuil roulant.

Je n’en pouvais plus de ce harcèlement. Je n’avais personne à qui me confier, mon fils était terrifié. Il fallait absolument que je le protège. Un jour, j’ai pris mon gamin, mon chien et je suis allée me réfugier dans un hôtel, à 300 kilomètres de chez moi. Et là, j’ai appelé B., au Mouvement du Nid. Jamais je n’aurais imaginé faire ça un jour. Mais j’étais au bout, je n’avais plus rien : que cette petite carte avec un numéro de téléphone.

Pendant mon absence, il a débarqué chez mes parents et il leur a dit que j’étais une prostituée et une mauvaise mère, que je lui devais beaucoup d’argent. Il a ajouté qu’il me ferait retirer mon fils.

Quand je l’ai appelée, B. m’a écoutée. Elle m’a dit : Arrête tout ! Tu ne lui dois rien. Et elle s’est mise en relation avec mon père pour lui faire comprendre ce qui se passait. On a pu arrêter les procédures qu’il avait engagées grâce à un avocat.

Donc, cette fois, j’ai vraiment dit stop. J’ai atterri dans un centre d’hébergement qui accueille les femmes victimes de violences. C’était dur ; il y avait une femme qui ne croyait pas en moi. Pour elle, je n’étais qu’une prostituée. Elle y retournera, c’est tout ce qu’elle savait dire. En restant dans la même ville, j’étais sollicitée par d’anciens clients, je croisais des regards… Un jour, un type m’a demandé d’y aller, dans la rue, alors que j’étais avec mon fils. Je l’ai envoyé balader.

Le temps a passé. Avec mon fils, nos liens ont toujours été très forts, très fusionnels. C’est lui qui a été le déclencheur. C’était vraiment mon fils, mon combat. Il ne fallait pas y toucher. Les clients, c’était fini.

Une chose me tracassait. Je ne voulais pas qu’il apprenne par n’importe qui que sa mère avait été prostituée. Avec mes amis du Mouvement du Nid, j’ai décidé de lui parler. Il avait dix ans. Il avait vécu des choses dures, il avait été perturbé, insécurisé, il avait ressenti ma peur. Il fallait que les choses soient dites. Donc nous lui avons tout expliqué. Il a répondu : je savais. En fait, c’était déjà intégré dans sa tête.

Je n’ai jamais porté plainte pour proxénétisme contre le père de mon fils. Mais nous nous sommes retrouvés au tribunal pour un procès, puisqu’il voulait me l’enlever. J’étais avec mon avocat et une personne du Mouvement du Nid. Une enquête sociale avait été lancée, une procédure longue ; j’ai attendu deux ans. Quelle délivrance à la lecture de la décision de justice ! Son portrait psychologique disait : personnalité inquiétante, comportement pervers et destructeurIl serait particulièrement dangereux et injustifié d’accorder un droit de visite, même limité. On me donnait enfin raison.

Il me restait à mener tout un travail de reconstruction. J’ai fait une formation professionnelle qui m’a permis de décrocher un bon travail. J’ai eu peur pendant des années, peur des représailles, peur pour mon enfant, mais on ne l’a jamais revu.

Après, j’ai rencontré d’autres hommes, dont un transsexuel. Mais pas d’hommes intéressants. Je n’avais plus de sexualité, plus rien. Je n’avais pas confiance et puis je n’y connaissais rien : c’était quoi, l’amour ? Il y en avait un qui collectionnait les conquêtes, un autre à qui j’avais dit que j’avais été prostituée, qui voulait des trucs que je refusais. J’avais quand même appris à dire non. Dire non, on a le droit ! C’est quelque chose qu’il faudrait apprendre très tôt.

À 50 ans, j’ai arrêté de chercher et je me suis tournée vers la musique. Et c’est là que j’ai enfin rencontré un homme bien, avec qui j’ai découvert la douceur et le bonheur d’être aimée et d’aimer. J’ai encore beaucoup de mal à me laisser aller, et à aller vers lui. Mais je me sens libre.

J’ai renoué avec toute ma famille ; il n’y a plus de mensonges mais on ne peut pas rattraper le temps perdu. Quant à mes parents, le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’étaient pas curieux : ils se contentaient de ce que je leur racontais, que j’étais femme de ménage…

J’ai mis des années à me reconstruire mais je ne peux pas oublier. Des fois, j’ai envie de provoquer les gens. Une fois, je l’ai fait avec une copine. Je lui ai balancé que j’avais été prostituée. Elle ne m’a jamais rappelée. Parfois, avec des gens qui m’aiment, j’ai envie de tout leur dire ; pour savoir s’ils m’aimeraient encore…

C’est mon fils qui m’a poussée à donner mon témoignage ; à dire mon histoire, notre histoire. Aujourd’hui, je re-découvre le monde. Pendant toutes ces années, je vivais emmurée ; je n’avais jamais vu le ciel, la nature. J’ouvre enfin les yeux. Et je garde de profonds liens d’amitié avec les personnes du Mouvement qui ont été là pour moi, qui ont pris le temps de m’écouter, de me conseiller, avec qui j’ai pu parler. Je n’avais jamais eu cette chance de toute ma vie. »

Article précédentLa sexualité, un tabou dans la religion
Article suivantLes putes voilées n’iront jamais au Paradis !
Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.