Roxane : J’ai tout arrêté. Tout sauf la parole et l’écriture.

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Avec son caractère bien trempé et son franc-parler, Roxane se laisse difficilement intimider. Pourtant, après être parvenue à se débarrasser d’un mari violent, elle a rencontré sur Internet le nouveau conjoint qui allait devenir son proxénète. Un parfait manipulateur dont elle peut aujourd’hui décrypter les méthodes…

J’ai arrêté en août 2019. Ça a duré deux ans. J’ai de la chance, je ne suis pas morte. Il fallait que je parle de tout ça. J’ai cherché sur Internet et j’ai trouvé le Mouvement du Nid. Je crois au témoignage. Dire. Parler. Écrire. Mais je ne peux pas le faire à visage découvert. Si le père de mes enfants, dont je suis séparée, apprend que j’ai été prostituée, il va m’attaquer au JAF (juge aux affaires familiales NDLR) et on va me les enlever.

C’est tellement difficile de parler de prostitution. Quand je l’ai dit à ma meilleure amie, elle n’a pas voulu me croire : « Pas toi !» Si. Et par amour, encore. J’ai pu en parler au Secours Catholique où je suis très engagée comme bénévole, mais ils ne pouvaient pas m’aider, et à mon médecin en qui j’ai confiance. Mais pas à mon psy. Au final, il n’y a qu’aux associations comme la vôtre qu’on peut vraiment en parler. Une actrice, une patineuse, elles peuvent s’exprimer à la télé, dénoncer ce qu’elles ont subi. Pas une maman de deux enfants poussée à la prostitution par un pervers narcissique. Je suis une sans-voix. On ne pense jamais à la voix des prostituées, ce sont les grandes oubliées. Et pourtant… On parle toujours des étrangères mais je crois qu’on ne se doute pas du nombre de femmes françaises qui font ça dans leurs appartements.

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Je viens d’une famille unie, mes parents sont mariés depuis 40 ans. Mais j’ai été séparée de ma mère à la naissance parce que je faisais des convulsions. J’ai un syndrome d’abandon.

J’ai subi des violences conjugales pendant onze ans. Mon ex-compagnon est violent aussi avec les enfants. Il consomme du cannabis. D’ailleurs, un éducateur va être désigné par la PMI. Quand ils sont avec lui le week-end, ils trinquent. Quand ils savent qu’ils vont chez lui pour les vacances, ils sont angoissés.

Quand j’ai été enceinte du deuxième, il a voulu m’avorter à coups de pied dans le ventre. Je lui ai dit, « je te laisse deux heures pour dégager ». Dans la rue, il a voulu nous écraser, mes parents et moi. Après, je l’ai eu pendant des mois derrière la porte à me demander de revenir. La police, à qui j’ai demandé de l’aide, m’a dit : « Tant qu’il ne se passe rien, on ne peut rien faire. » J’ai dit, « il faut que je sois morte ? ».

Je suis révoltée, j’ai beaucoup de mal avec l’injustice. Récemment, je suis intervenue auprès de flics qui avaient été appelés pour des violences conjugales. J’ai vu qu’ils allaient abandonner la femme aux mains du type et le laisser tranquille. Je ne me suis pas gênée pour leur demander leurs noms et leurs matricules.

Un parfait manipulateur

Quand j’ai rencontré mon pervers (son nouveau compagnon NDLR), sur un site de rencontres, mon fils avait onze mois. Il en avait un du même âge, nous avions plein de points communs. Il était très beau, très séduisant. Intelligent ? Si on veut ; c’est un pervers narcissique, un parfait manipulateur. En moins d’un an, il m’a complètement isolée. Mon téléphone ne sonnait plus, je n’ai rien vu. J’ai quitté le Secours Catholique et une autre association ; il me disait que ça me prenait trop de temps et qu’il fallait que je pense aux enfants.

Très vite, une certaine Adriana, prétendument bulgare, m’a demandée en amie sur Facebook. Elle a commencé à me parler de prostitution, m’a dit qu’elle gagnait beaucoup et qu’il n’y avait pas de problèmes de sécurité avec quelqu’un pas loin. Pour moi, à l’époque, c’était exclu.

D’ailleurs, j’ai mis trois ans avant d’y aller… Et puis un jour, je me suis retrouvée à découvert avec une grosse facture EDF. En plus, comme mes parents avaient prêté 2 000 € à mon compagnon pour s’acheter un 4×4, j’ai eu peur qu’il ne puisse pas les rembourser. Au début, on ne se rend pas compte. J’étais «consentante».

J’ai commencé à passer des annonces sur Internet en précisant bien, tout «avec préservatif». J’avais un téléphone à son nom. Je faisais ça chez lui pendant que les enfants étaient à l’école. Heureusement, j’ai gardé mon appartement où je ne me suis jamais prostituée.

En fait, c’est plus tard, quand je suis partie, que j’ai découvert le cahier ; un cahier où il notait tous ses mots de passe et ses faux comptes. Adriana, c’était lui.

Une mauresque, puis deux…

Le premier «client», c’était compliqué. Je l’ai fait de façon mécanique. La fameuse Adriana me donnait des conseils : « Plus tu es salope, moins ça traîne et mieux c’est. » J’étais mal. Entre midi et deux, j’ai commencé à prendre une mauresque, puis deux, puis trois. Pour me détendre. Mais pour commencer à 8 heures du matin, à l’heure de l’école, il fallait que je commence à boire à 7 heures : du whisky ou autre chose. En prenant soin de masquer les odeurs. Quand j’avais beaucoup de «clients» dans la journée, j’en arrivais à boire cinq litres de vin pour pouvoir encaisser. Heureusement, je tenais bien l’alcool, je n’étais jamais bourrée.

Le problème, c’est qu’avec l’accoutumance, ça ne suffit plus. Dans une soirée, j’ai testé la cocaïne, moi qui n’avais fumé qu’un peu de shit une seule fois. On m’a expliqué que ça rend euphorique et sûre de soi. Je me suis dit, si je peux en sniffer deux au lieu de boire tout ce pinard… Ça passait bien, avec une bière ou du rosé. J’ai commencé à en prendre un gramme par jour. Cher, 80 euros. Et j’ai pu enchaîner les « clients ». Mais quand je récupérais les enfants après avoir rangé l’appartement, il y avait la redescente. Et c’était terrible. Comme j’avais de l’argent, je ne préparais plus rien, on sortait pour manger.

Dans un coin, je suis toujours restée consciente de ce que je vivais. J’ai toujours eu une petite voix qui me rappelait à l’ordre. « Ma pauvre fille, mais tu fais quoi ? » Mais je la faisais taire, j’étais tellement amoureuse. Lui, plus je faisais de « clients », plus il était excité, plus il se sentait mis en valeur. Il me disait « si j’étais une femme, je ferais la pute ». J’avais aussi droit à des reproches : « Que trois aujourd’hui ? ».

Comme Vivastreet c’est fini, je passais mes annonces sur le site Sexmodel qui est hébergé à l’étranger. Il faut mettre des photos. Avec tous mes tatouages, c’était compliqué pour qu’on ne me reconnaisse pas. Je me débrouillais ; lui, il ne m’aidait jamais en rien. Ce site, c’est vraiment un catalogue, comme si on était des poupées gonflables. Et ce qui est incroyable, c’est le nombre d’hommes qui demandent des rapports non protégés !

J’avais deux portables, un perso et un pro. Les «clients» appellent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

Aucun respect ; avec un langage choisi, en nous traitant de salopes. La plupart sont mariés : il y a des gros, des militaires, des ambulanciers (il y en avait un qui mettait la sirène), des gendarmes… Un type qui travaillait sur un chantier et qui venait à chaque fois qu’il faisait du black. Ils me montraient des photos d’eux avec leur femme et leurs enfants. Pour moi, ces hommes, ce sont des merdes.

Ils ont des demandes… on hallucine. Beaucoup veulent être dominés. Qu’on les attache, qu’on leur mette une laisse. Ou qu’on les frappe ou qu’on leur crache dessus. Pourquoi payer une prostituée pour ça ? Pourquoi détruire une femme ? Il y a ceux qui arrivaient avec une bouteille, qu’il fallait finir avec eux, ou avec de la cocaïne. Ceux qui venaient pour parler ; pourquoi ils n’allaient pas voir une psy ? En fait c’était gênant, un peu comique même. Sans l’alcool et la drogue, j’aurais pu éclater de rire des fois. Et puis les dangereux : un jour, mon ami a dû en sortir un de l’appartement. J’ai eu peur cette fois-là. Même sous coke et alcool, je devais toujours montrer qui était le chef. Je me souviens d’un qui m’a dit un jour « si je te casse tout ici ? ». J’ai répondu, « j’appelle les gendarmes ; je ne risque rien mais toi tu casques. Et si tu ne veux pas que ta femme te quitte… » La loi de 2016 qui les pénalise, ils sont au courant. C’est un moyen de pression.

C’est mon corps qui n’a plus voulu

Au bout d’un an, j’en ai eu marre. Quand on est dedans, on a tellement peur d’être découverte. On a peur quand on ouvre la porte. Et si c’est quelqu’un qu’on connaît ? Et j’en ai eu marre de payer. J’ai dit à mon pervers : « Tu n’auras plus que la moitié des passes. » J’en avais parlé avec Adriana (j’y croyais toujours), elle m’avait dit que je pouvais. Mais lui voulait toujours que je lui achète des tas de trucs.

Avec le temps, j’ai commencé à me sentir sale. Au début, je me disais, « je fais ce que je veux, c’est mon corps. » Et puis au bout de six mois, avec quatre ou cinq « clients » par jour, même avec une capote, même sans embrasser, ça devient dégueulasse. J’ai attrapé une salpingite et j’ai commencé à me nettoyer à coup de poires vaginales et de Bétadine.

J’espérais pouvoir diminuer le nombre de « clients ». Je décalais mes horaires d’une heure pour avoir le temps de boire, de prendre ma coke, de m’habiller, de me maquiller. Je me souviens, sous la douche, l’eau coulait noire tellement j’en mettais des tonnes.

À cette époque, je suis allée discuter au trottoir avec des prostituées. Elles m’ont raconté le même ressenti, la peur, la nuit, les hommes alcoolisés ou drogués, les menaces, la saleté. Moi je désinfectais tout : la salle de bain, et moi avec. Qu’est-ce qui est le pire ? Dehors ? Dedans ? Au fond c’est pareil.

Avec l’alcool et la drogue, j’aurais pu continuer. Mais c’est mon corps qui n’a plus voulu. J’ai eu mal au foie, mal partout. Peu à peu, le sexe, même avec lui, je ne pouvais plus. C’était devenu un mécanisme, comme avec les « clients ».

J’ai compris peu à peu que ce n’était pas moi qui étais folle. Un soir, je lui ai dit que c’était terminé : « Tu m’as détruite. Tu n’es qu’une merde. » Il est rentré dans une colère monstre. Mais je n’ai jamais eu peur. Je lui ai dit : « Je peux te balancer, j’ai fait des captures d’écran. » Il était en contact avec plein d’autres femmes, j’en ai informé certaines pour leur dire qu’il me prostituait.

Ces pervers n’aiment personne. Il n’aime même pas son propre fils. Un moment, il a réussi à dresser le mien contre moi. Et il a fait croire à sa mère que c’était moi qui ne voulais pas arrêter la prostitution. Sa famille, c’était des cinglés. J’ai eu son frère jumeau comme « client ». Ça ne les dérangeait pas. Lui, il dealait de la coke. Et c’est moi qu’on jugeait.

Au final, j’ai disparu du Secours Catholique pendant cinq ans. Et pendant ces deux ans de prostitution, je n’ai rien lu, rien vu à la télé. Ni mis un sou de côté. Tout partait pour du plaisir immédiat.

Heureusement, il n’a pas réussi à me couper de mes parents. Ma mère sait que j’ai été prostituée. Pas mon père, parce qu’il irait le fracasser. Ma mère a eu de son côté une enfance compliquée et un père violent et alcoolique. À l’époque, quand elle venait chez moi, je laissais trainer de la lingerie et des talons dans la salle de bain. C’était inconscient, je devais avoir envie qu’elle sache.

Éduquer mes deux garçons

Les hommes ? Je suis devenue beaucoup plus agressive envers eux. Le premier qui me fait une réflexion dans la rue, je l’emplâtre sévère. Un qui ne me respecterait pas, je crois que je pourrais le tuer de mes mains.

Tout à l’heure, j’entendais des jeunes siffler une fille en jupe « T’as vu ce cul ! ». Ça me donne des envies de meurtre. Même avec mon propre frère, j’ai un blocage. Il va sur des sites pour ce qu’il appelle « des plans cul ». Je m’aperçois que les femmes deviennent comme ça aussi. Des ados de 14 ans… Moi, je suis sûre d’une chose : les pipes dans un coin, ce n’est pas anodin.

Je ne veux plus de regards d’hommes sur moi. Je ne me maquille plus. Un temps, j’ai même arrêté de mettre des sous-vêtements, ça me rappelait trop la lingerie. Je ne porte plus de jupes, plus de robes ; que des joggings. Je ne mets plus de bijoux, plus de vernis, j’ai les ongles ras. La prostitution, ça marque… Il y a encore des parfums d’hommes qui me dégoûtent. J’ai dû demander à mon moniteur d’auto-école de changer le sien. Certains gels douche aussi. Il m’est arrivé de sortir d’un magasin pour aller vomir. J’ai toujours des sacs plastique dans mon sac au cas où.

J’ai pris des anti-dépresseurs, passé les tests du sida, c’est bon. Mais je réalise maintenant ce que la prostitution m’a fait faire. Comme j’avais mes règles en début de mois, à la période qui travaille le mieux, j’ai pris ma pilule en continu, sans arrêter, pendant deux ans. Moi qui sortais d’un cancer de l’utérus… En fait, j’ai mis volontairement ma santé en danger !

Pour la drogue, j’ai eu un bon médecin, mon sevrage n’a pas été trop dur. J’ai tout arrêté : la drogue, l’alcool, le tabac (je fumais deux paquets par jour). Tout. Sauf la parole et l’écriture. Je veux écrire. Et je lis beaucoup : des livres de théologie, de psycho. Je m’intéresse à la psychogénéalogie. J’ai découvert des sacs de nœuds dans la famille, des choses qui en expliquent d’autres… Et puis j’ai la foi, ça m’aide beaucoup.

La prostitution, physiquement, moralement, je ne pourrais plus. Heureusement que je ne suis pas fragile parce que je reçois encore des messages d’Adriana… J’ai des projets. Je veux avoir mon permis (je le passe par le biais d’une association parce que je n’ai pas les moyens), trouver un logement et récupérer mon chien qu’il a gardé. Et m’engager au Mouvement du Nid comme bénévole. En attendant, je fais de la prévention à mon niveau. Mon ex est avec une gamine de 21 ans. J’ai peur pour elle. Je l’ai prévenue via Messenger qu’il m’avait prostituée.

Je vais aussi être très attentive pour éduquer mes deux garçons. En ce moment, mon grand commence à être amoureux, je le briefe pour qu’il soit prévenant. Je ne veux pas d’un connard. Plus tard, je veux dire la vérité à mes enfants. Ne rien leur cacher.

Pour l’instant, j’habite toujours le même village. Je croise mon ex tous les jours, et des « clients » aussi. On fait comme si de rien n’était. Quand même, un jour, j’ai appris qu’il y avait des rumeurs au bar. J’y suis allée et j’ai demandé bien fort comment ceux qui avaient parlé de moi pouvaient être au courant… C’est qu’ils devaient bien me connaître ! Je suis partie sans finir mon verre en disant qu’en plus ils tombent sous le coup de la loi. Le bar s’est vidé, ça a jeté un froid. J’ai tous les culots. Franchement, si je n’avais pas peur qu’on m’enlève mes enfants, je parlerais. Et je pourrais aller loin.

(Illustration ©Alice Sandrin)

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.