Le virus, un puissant révélateur

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Les conséquences de la pandémie sur le monde de la prostitution ont été largement relayées dans la presse. Notre lecture attentive a permis d’en tirer un certain nombre d’enseignements ; certains nouveaux, d’autres moins…

La prostitution, emblème de la pauvreté et de la précarité

« Si une femme souhaite gagner en trois jours ce que d’autres gagnent en un mois à la caisse d’un supermarché, c’est son droit », déclarait la philosophe Élisabeth Badinter pour défendre la prostitution, ou plutôt le droit masculin de louer des corps prostitués. De tout temps, le discours convenu a relayé l’idée que ces personnes recevaient, en compensation de leur activité, de grasses rémunérations. Au moins, le Covid-19 aura eu raison de ces mensonges. À longueur de colonnes, la presse s’est soudain fait le relais de la misère et de la précarité qui constituent le quotidien de la prostitution. « L’argent facile » en a pris pour son grade. Dur à gagner, dans l’incapacité de fonder le moindre avenir. Voilà la vérité que les associations, aux premières loges, ont plus que jamais vérifiée en tentant de colmater la détresse vécue par les premières concernées.

Medias : l’apologie du « travail du sexe »

La plupart des « travailleuses du sexe », nous a appris une télé qui croit moderne de préciser qu’« on dit “TDS” dans le métier », « ont stoppé leurs prestations dès le début du confinement ». Métier, prestations, TDS… Le vocabulaire de l’entreprenariat a envahi la majorité de nos médias, apparemment ignorants du fait que la prostitution est dans notre pays considérée comme une violence faite aux femmes et que le « client » y est un délinquant et non un consommateur. En feignant de montrer du respect pour les personnes, le jargon du « travail du sexe », directement emprunté aux pays qui ont normalisé le proxénétisme et ses profits, sert plus que jamais, non les « prostituées » mais bien le lobby proxénète et le client-roi. Nos médias devraient savoir qu’ils empruntent leur lexique ultralibéral à des individus parvenus, à Berlin comme à Genève, à promouvoir en « métier » une activité à laquelle la majorité des femmes sont contraintes par un réseau ou par la misère, et qui bafoue à chaque instant leurs droits humains les plus élémentaires. Liquider la question de l’exploitation prostitutionnelle en enfermant des personnes le plus souvent trompées, menacées, rackettées, violées, agressées, dans la neutralité d’un « TDS » aseptisé, pose à ceux qui prétendent nous informer un problème grave : celui de leur responsabilité dans le maintien et la normalisation d’un système de domination fondé sur un machisme d’un autre âge.

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Pays réglementaristes : une vitrine… mais rien derrière

Usant et abusant de la terminologie réglementariste propre à certains de nos voisins, les medias français seraient bien inspirés d’aller constater sur place la situation concrète – et désastreuse – des « TDS ». Car les pays qui prétendent avoir « légalisé » la prostitution (en réalité le proxénétisme, donc le droit d’exploiter commercialement la prostitution des femmes) ont montré avec la fermeture de leurs établissements liée à la pandémie, les limites de leurs belles promesses. En Allemagne, quatre mois de fermeture ont poussé dans la misère beaucoup de personnes prostituées qui ont dénoncé le fait d’être privées de revenus et même « contraintes à l’illégalité ». Même paysage aux Pays-Bas où les aides financières ont été très restrictives, voire inexistantes. En Suisse, la puissance économique des « managers du sexe » leur a permis, grâce à une « charte d’hygiène » relevant de la farce, d’arracher la réouverture des bordels dès le 6 juin au mépris de la santé et même de la vie de celles qu’ils exploitent. Un site de tenanciers a même pu faire la promo du sexe comme démarche préventive face à la maladie en avouant des « risques de décès bien réels »…

En Espagne, le médiatique propriétaire du « Paradise » de La Jonquera, José Moreno, a conclu un plan de chômage partiel avec 69 employé·es sous contrat, mais pas avec les personnes qu’il y prostitue, qu’il a tout bonnement jetées à la rue. Tout pour les proxénètes, donc, promus au rang d’hommes d’affaires. Rien pour leurs victimes. En Suisse, la preuve en est la condamnation à six et sept mois de prison avec sursis et trois ans d’expulsion de deux femmes trans ayant poursuivi leurs activités faute du moindre moyen de subsistance. Leur avocat n’a pas manqué de souligner leur détresse, suite à l’interdiction imposée du jour au lendemain par le Conseil fédéral « sans aucune contrepartie et sans échéance claire ». Naturellement, aucun de leurs « clients » n’a été inquiété. En pays réglementariste, la seule faute incombe à la femme.

Partout, les associations ont dû retrousser leurs manches pour pallier les déficiences d’états plus pressés de satisfaire le lobby proxénète et de peaufiner la com’ que de venir en aide concrètement aux plus vulnérables, aux plus démunies, les personnes en situation de prostitution.

« Clients » : un besoin pas si irrépressible

La quasi-disparition de l’offre prostitutionnelle a apparemment suffi à calmer les ardeurs de la plupart des « clients ». La pulsion que certains osent encore présenter comme biologique et vitale, devrait donc, espérons-le, être définitivement morte et enterrée. Il reste que certains ont continué à solliciter des personnes prostituées. « Je suis obligée de débrancher mon téléphone », dit une tenancière portugaise dont l’établissement a fermé, face au nombre d’appels. Toutes les personnes prostituées rapportent à longueur d’année que des « clients » relativement nombreux, indifférents au VIH, négocient des passes plus chères pour se passer du préservatif. La mise en danger de la vie d’autrui est décidément inséparable du système de domination qu’est l’univers prostitutionnel. On peut s’étonner que les relais zélés du « travail du sexe » n’en fassent pas davantage état. Drôle de « travail », décidément, qui dans tout autre domaine, déclencherait une révolte immédiate et des manifestations dans la rue…

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.