Sonia : Je garde en moi une mutilation cachée.

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Trente ans ont passé depuis que Sonia a fait l’expérience de la prostitution. Aujourd’hui, elle tente d’expliciter ce qui lui apparaît comme un marquage, physique et symbolique, une humiliation, un goùt de néant.

Je l’ai fait par choix, si on veut : de la prostitution occasionnelle, pendant quatre, cinq ans. Et je n’ai pas eu de mac. Malgré ça, c’est une histoire qui a eu des effets destructeurs. Ça m’a rendue frigide dans ma vie privée. L’effet a été presque simultané.

J’avais une vingtaine d’années. J’étais bizarre, marginale, je ne pouvais pas m’intégrer. J’avais une copine, une fille de la Ddass qui se droguait un peu, et on était des «chaudasses». On allait draguer, on n’avait pas froid aux yeux. Mais on était pauvres. Je me souviens qu’on faisait un seul repas par jour, un peu de Vache Gros Jean sur du pain. Un jour, elle m’a raconté qu’elle avait une copine qui avait un client régulier. Elle cherchait d’autres filles. On s’est dit qu’on allait y aller à deux.

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À l’époque, c’était dans le coup de dire qu’on avait le fantasme de se prostituer. Le cinéma y contribuait. C’était le temps où sortaient des films comme Emmanuelle[[Film érotique, de Just Jaeckin, 1974. L’un des plus gros succès du cinéma français.]] montrant une jeune femme «libérée», ou Catherine et Compagnie[[De Michel Boisrond, 1975.]], avec Jane Birkin et Patrick Dewaere ; l’histoire d’une jeune Anglaise qui arrive à Paris et monte sa petite entreprise en monnayant son corps et se retrouve évidemment à la tête d’une petite fortune qu’elle fait fructifier en bourse. Bref, il fallait être «sans préjugés». Donc on trouvait ça anodin. On s’en serait presque vantées.

En fait, très rapidement, un rideau s’est installé. J’ai été obligée de me blinder. Après, j’ai mis longtemps à me déblinder. Le sexe joyeux d’avant était devenu quelque chose de naze, de dégoûtant, de triste.

On a mis des petites annonces dans les journaux gratuits avec mon numéro de téléphone. On allait à deux aux rendez-vous, avec ma copine. C’était une sécurité, surtout affectivement. La première passe, on la faisait à deux (en demandant 1 000 francs[[Soit un peu plus de 150 euros.]] chacune) et on se faisait inviter dans un restau chic, ce qui nous permettait de sonder les types. Eux étaient contents de nous montrer. C’étaient des hommes mariés, ils nous faisaient des petits cadeaux, nous prenaient pour des maîtresses. Ces types ne me plaisaient pas mais n’étaient pas immondes non plus : des hommes plutôt installés, avec de belles situations.

J’ai toujours limité. Je voulais juste de quoi payer mon loyer et améliorer un peu le quotidien. Je m’en suis tenue à une petite quinzaine d’hommes, dont beaucoup d’habitués. Il y avait beaucoup de trompe-l’œil : on les faisait payer à la fin, et pas avant, pour leur donner l’illusion d’être avec une maîtresse. Du coup, certains «oubliaient», style «pas de ça entre nous». J’étais obligée de leur rappeler. Ce moment de l’échange d’argent était toujours extrêmement pénible ; mais c’était pire quand il fallait réclamer.

Les clients, une vraie corvée

Au lit, ils étaient lambda. Des types ordinaires, un sexisme ordinaire. Rien de traumatisant. L’image qu’ils avaient des femmes, c’est l’image qu’ont beaucoup d’hommes dans la société. Un jour, il y en a un qui m’a fait la conversation et qui m’a dit : L’entropie, tu ne sais pas ce que c’est. Je le savais, donc je lui ai expliqué. Du coup, il n’a plus voulu. Il fallait que je lui sois inférieure, que je corresponde à son fantasme de la femme. Pas question de lui tenir la dragée haute sur le plan intellectuel. En gros, j’étais censée boire leurs paroles. Il fallait qu’ils aient l’impression d’être des rois ; et des initiateurs, d’où leur goùt pour les très jeunes filles.

Avec le recul, je les vois comme très médiocres. Je les confonds d’ailleurs, impossible de les distinguer. Mais je garde des souvenirs : le jour où un type, un psychiatre d’une cinquantaine d’années (celui-là n’était pas marié) nous a emmenées chez lui. Quand on est arrivées, ma copine s’est aperçue qu’elle était déjà venue dans cet appartement pour réviser son bac avec la fille du type. Quant il a compris qu’il avait affaire à une copine de sa fille, il a été excité comme un fou.

Il y avait aussi des mecs qui voulaient me sauver. Des types qui venaient chez moi, mais qui se dépêchaient de m’emmener à l’hôtel quand ils voyaient ma chambre de bonne pourrie ; en restant, ils n’auraient pas pu se cacher la misère dans laquelle je vivais. Certains m’ont proposé de me payer un studio. J’ai toujours dit non, heureusement. Ils m’auraient tenue. Il y a aussi eu un client, un petit employé, qui a tenté de faire le proxénète. Je lui ai balancé un coup de bombe lacrymo.

Une fois, on a fait le trottoir à Nation. On s’arrangeait pour sélectionner. Quand le type ne nous plaisait pas, on annonçait un prix élevé pour qu’il dégage. On s’est d’ailleurs fait virer aussitôt par les filles, très jeunes, qui étaient là : des cadavres ambulants, mais sollicitées par plein de types ! Une autre fois, on a essayé une agence d’escortes. Une expérience ultra-courte : dans un dîner de chasseurs, on a explosé et on est parties à grand fracas en les traitant de connards…

Un jour, j’ai aussi fait un client maso. Mais les masos, je n’y arrivais pas. Là, ça m’aurait complètement détruite. J’ai eu des copines qui s’étaient spécialisées. Une m’expliquait qu’il fallait obéir à un scénario ultra-précis.

En fait, les clients, je m’ennuyais terriblement avec eux. Ils étaient chiants. Une vraie corvée. Au lit, il fallait s’adapter et jouer la comédie. Je me souviens de ceux qui me disaient : ça t’a plu ? alors que j’étais restée comme une planche[[Sonia propose de lancer une enquête sur la simulation des femmes. Pour elle, c’est un sujet tabou et une boîte de Pandore : le sexe sous contrainte, mais sans violence, est un véritable continent noir ; l’objet d’un déni total des hommes.]]. Un jour, un client m’avait demandé, contre une belle somme, de faire comme si j’étais séduite par son copain et de coucher avec lui. Quand j’ai couché avec le copain en question, j’ai été prise d’un dégoût profond, à tel point que je me suis mise à pleurer. Il n’a rien vu. Ces larmes qu’il n’a pas remarquées m’ont renvoyée au sentiment de ne pas exister.

Quand j’ai arrêté la prostitution – le jour où j’ai trouvé un boulot dans mes cordes –, j’ai stoppé toute relation avec des hommes. Ça m’a pris au moins deux ans pour retrouver des sensations sentimentales et sexuelles.

Une façon de se faire du mal

Mes copines étaient des filles très fragiles qui avaient des parcours lourds et des problèmes avec leurs parents: l’une abusée dans son enfance, l’autre droguée. Des filles dévalorisées, pas vues. On avait toutes de grosses angoisses d’abandon.

Moi, ma mère ne me voyait pas. Un jour, je suis rentrée en sang à cause d’un accident, elle n’a vu que les taches sur mon pantalon ; pas ma détresse. Et elle me faisait du chantage au suicide pour ne pas me laisser partir. Quand je lui disais que je sortais avec un garçon, elle répondait : ils prendraient n’importe quoi. Du coup, dans la prostitution, c’était valorisant que des types payent ou qu’ils s’arrêtent beaucoup, comme à Nation. Je me disais que je n’étais pas si moche que ça. Je suis d’une famille métissée socialement : un père issu de la grande bourgeoisie et une mère du lumpenproletariat. Une famille rock’n roll. Avant de se barrer, mon père racontait comment il avait torturé en Indochine ; il disait s’être engagé par goùt du meurtre. Un fou complet. Ma grand-mère avait à son actif des actes assez terrifiants. Ma mère a abandonné mon frère à six ans. Dans cette famille, il y avait eu des violences extrêmes mais banalisées. Je n’ai pas subi de violences physiques.
C’étaient des violences morales.

Je ne m’aimais pas. Je n’avais aucune estime de moi-même. J’étais dans des démarches d’auto-destruction. J’ai été anorexique. Se prostituer pour moi relevait d’une certaine haine, d’un certain mépris de soi ; une façon de dire, je ne vaux pas mieux que ça, de me faire du mal. Mon sexe, mon corps étaient bons à jeter aux chiens. Je l’ai ressenti quand je me suis fait payer. Mon désir, mon plaisir, comptaient pour du beurre. Or, si je n’ai pas de plaisir, je ne suis qu’un bout de viande. L’argent a été un passage terrible.

Pour moi, la prostitution, ce n’est pas horrible et c’est horrible que ce ne soit pas horrible. C’est comme une lobotomie. On n’y est pas, on voyage, on pense à autre chose. Toutes m’ont dit la même chose : il faut mettre une barrière mentale. Avant, on est comme dans la salle d’attente du dentiste. Pendant, ça me faisait l’effet de la roulette quand on est sous anesthésie ; c’est très déplaisant comme impression. Il devrait y avoir du désir, du plaisir et il n’y a rien. Même pas forcément du dégoût. Rien. Tu couches avec un type, ça ne te fait rien. Ces types, tu les confonds, leur visage ne te dit rien. Il y a ce sentiment de dévoyer quelque chose qui est bien. Pour moi, c’est l’image même de la dépression. J’ai fait une dépression à une époque. Je ne ressentais plus rien. Plus rien ne me faisait envie. C’était le néant. Le vide. Comment un type peut-il vouloir ça ? Vouloir un fantôme ? C’est ça qu’ils attendent d’une relation avec une femme ? Nous, on attend autre chose. L’idée que le type, ça ne lui plairait pas, me bloquerait complètement.

La prostitution, c’est abstrait dans l’esprit des gens. Il y a un énorme déni. On ne te voit pas, tu n’existes pas. Ce que tu es, ce que tu ressens, on s’en fiche. On pourrait être un cadavre, le gars ne le remarquerait même pas. D’ailleurs, une de mes copines, un client lui demandait de faire la morte. Comment ces mecs acceptent-ils d’être des instruments de souffrance ? De dégradation ? Comment peuvent-ils y prendre du plaisir ? Mais ils n’ont pas envie d’entendre. Ils sont incapables de la moindre auto-critique. Beaucoup d’hommes n’ont aucun sens de l’altérité. Quand j’ai été dépucelée, j’ai crié sous la douleur. Le gars n’a rien vu. Il était dans son trip d’initiateur. Et ils sont tous convaincus d’être de bons amants! Dans les partouzes, il y en avait, des femmes qui n’étaient pas volontaires ! J’en ai vu pleurer. Pas un ne voyait qu’il s’agissait de viols. C’était comme ça, c’est tout.

Ces hommes sont incapables de voir qu’il y a quelqu’un en face d’eux. Pardon pour l’expression mais il n’y a personne au-delà des trois centimètres autour de leur bite.

Interdite de parole

Ce qui me fait souffrir, c’est de ne pas pouvoir en parler. Ni avant, ni maintenant. À l’époque, il n’y avait que ma copine qui était au courant. Après, dans les milieux artistiques où je naviguais, je pouvais dire que j’étais libre sexuellement, mais que je me prostituais, impossible. Je crois que les gens sentent que c’est malsain, qu’il y a quelque chose… J’ai vécu cette honte, cet immense mépris pour les prostituées. Même dans le milieu militant d’extrême gauche où j’évolue. Même là, on ne peut pas dire qu’on a été prostituée. Mon compagnon le sait, mais il n’aime pas en parler. Ça le dérange.

Avant, je n’étais pas féministe. Dans des milieux artistiques, je n’ai jamais été gênée d’être une femme. Par contre, dans les milieux militants, j’ai été sidérée par les propos sexistes. Les filles sont des potiches.

Aujourd’hui, j’ai deux ados, et j’entends à longueur de temps des «fils de pute» ou «ta mère la pute». En ce moment, je suis de près le débat autour de la prostitution. On entend perpétuellement les mêmes arguments : et si c’est elle qui veut ?. C’est épuisant. On nous dit même que vendre son sexe ou vendre ses mains, c’est pareil. Vraiment, ils ne font pas la différence ? Et le discours indécent sur la défense du petit commerce, ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est toutes celles qui sont contraintes, toutes celles qui meurent ! Rien ne justifie leur viol. Les prostituées volontaires, on s’en fout ! Elles servent d’alibi.

La prostitution, ce n’est pas un métier, c’est une situation. Mais la société vous estampille. Elle en fait un statut. Pire, les prostituées, comme les esclaves, vivent avec tout un historique de violence, de mépris et d’ostracisme. Comme les esclaves, elles sont marquées.

On peut juger de l’état d’une société à ses éléments maladifs. Pour moi, la prostitution est un symptôme de maladie de la société tout entière, la partie émergente de l’iceberg. Elle montre quelque chose de très pathologique.

La prostitution, c’est une fuite en avant. Une expérience de mort. C’est comme une privation sensorielle ; comme une infirmité. C’est impossible à surmonter, cette médiocrité, ce néant. Encore maintenant, je garde en moi une mutilation cachée. C’est comme un viol. Un trou béant dans ma vie, une super tâche sur mon CV. J’ai connu cette humiliation ; et encore, pas l’humiliation publique qui menace les prostituées d’aujourd’hui à cause des images d’elles qui circulent sur Internet. Une de mes copines disait que c’était comme d’avoir été mise au pilori et de s’être fait pisser dessus. Cette humiliation est intégrée à mon psychisme. Je ne pourrai plus jamais être quelqu’un à qui ce n’est pas arrivé.