T., étudiant : Aucun étudiant sain d’esprit ne se prostitue par plaisir.

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T. a connu le trottoir il y a quatre ans. Puis la prostitution à domicile. Il avait 18 ans. Cette expérience a été cruciale pour lui, on peut même dire traumatisante. Il nous a contactés pour témoigner, avec hésitation d’abord, rage ensuite, envie de tout arrêter pour finir. Dire n’est pas facile. Même dans l’anonymat. T. en est l’exemple vivant et torturé. Notre échange s’est fait par courriels, T. refusant l’entretien en tête à tête. Nous en publions ci-dessous quelques extraits.

Vous dites que la prostitution étudiante est la pire des prostitutions.

Parce que généralement quand on le fait, on est très jeune. Moi j’ai subi un rejet familial. Ce rejet a tué ma confiance en moi, en les autres. Je me suis alors réfugié dans une grande naïveté, je voyais un peu la prostitution comme un tableau de Toulouse Lautrec. Seulement, la réalité est tout autre … En fait, on est juste acculé financièrement et on ne sait plus quoi faire pour que la situation s’arrange. Il y a tout un tas de raisons qui poussent à cet extrême. Pendant longtemps, j’ai cru que j’étais un mauvais gars, autodestructeur et zonard. C’est le même principe que pour la drogue : on veut évincer la drogue de sa vie, mais on est si mal dans sa peau qu’on y pense ; on se donne tout un tas d’arguments pour ne pas en prendre mais le sentiment d’être une ruine est plus fort que le reste ; alors on prend de la drogue et on finit par se haïr de sa faiblesse.

Vous écrivez : Quand on est prostitué, on dirait qu’on n’est plus vraiment étudiant. Pourquoi ?

Le monde de la prostitution est un monde très dur, très sombre. Quand on est étudiant, c’est qu’on aime le monde universitaire, celui des livres, du savoir. Ces deux mondes sont opposés. Celui de la prostitution étant extrême, il finit par vous happer totalement et vous coupe du monde. Du coup, on se croit plus prostitué à part entière qu’étudiant. La prostitution étudiante est traumatisante parce qu’on ne peut pas se dire qu’on le fait « malgré soi ». Elle est à la fois volontaire et involontaire. Aucun étudiant sain d’esprit ne se prostitue par plaisir ; quand on le fait, c’est qu’on est financièrement au pied du mur. On veut de l’argent pour payer le loyer et poursuivre ses études. Mais cela stresse tellement qu’on perd son énergie pour suivre ses cours. C’est un cercle vicieux. Puis à force on a l’impression de se « dédoubler », d’avoir deux consciences.

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Qu’est-ce qui vous a poussé à la prostitution ?

Pendant longtemps je me suis demandé POURQUOI j’avais fait ça … sans trouver de réponse crédible. Je crois qu’au début je ne me rendais pas compte de la gravité. Pour moi, c’était un moyen comme un autre pour avoir de l’argent. Je n’avais pas réellement conscience de mon corps. Ceci dit, jamais je n’aurais pu devenir dealer pour me faire du fric. Avec la prostitution, je n’engageais que moi. Moi, mon corps et ma conscience. Je ne tuais personne, pas comme avec la drogue … Au tout début, je n’avais tout simplement pas conscience de ce que représentait cette activité. Parce que c’était occasionnel, éphémère. Cela n’a duré que trois mois. J’ai arrêté, puis j’ai repris. C’est avec cette « seconde prostitution » que ma tournure d’esprit a changé. Je n’étais plus aussi naïf, plus aussi inconscient de la gravité de cet acte. Il s’agissait plus d’une sorte … de romantisme noir, ou d’autodestruction. J’étais persuadé que j’avais le sida, que j’allais mourir, alors je me fichais des conséquences psychologiques.

Quand on y est entré, pourquoi on continue ?

Je ne peux parler qu’à la première personne du singulier. C’est comme une sorte de drogue. Cela tue votre fierté, votre ego, votre personnalité. Cela modifie en profondeur quelque chose de très intime, je ne sais quoi exactement. On ne se voit plus que comme une catin. Il se crée un paradoxe : d’un côté on garde énormément de fierté et d’un autre on ne se sent que bon à rien … On veut rester fier, parce qu’on n’a plus que ça pour survivre. C’est une sorte de désespoir, de hurlement silencieux. Un appel au secours, peut-être. C’est comme un palliatif affectif. On se dit qu’au moins là, on sert à quelque chose. J’étais dans un état dépressif. Avec mes clients, je me sentais exister.

Est-ce toujours pour des raisons financières ?

Non. Au début oui, ce n’était que pour des raisons financières. Mais après … Une nuit, alors que j’avais cessé de me prostituer, quelqu’un a frappé. C’était un ancien client. J’ai dit gentiment que j’avais cessé la prostitution et il m’a regardé d’un air très mauvais, comme si je le refusais LUI. Alors… s’est produit un acte sexuel forcé. Étrangement, je ne me suis pas rebellé. Par peur. Je me suis mis en mode « prostitué » et je n’ai rien dit. Seulement après ça, j’ai connu la pire dégringolade psychologique que j’aie jamais connue. J’ai recommencé à me vendre car je n’arrivais plus à me respecter. Même si je n’étais pas seul (mon ami savait ce qui s’était passé), dans ce genre de cas on est toujours terriblement seul face à soi-même.

Vous décrivez un mélange de répulsion et de fascination …

On se demande qui on est. Je pense que ce que je cherchais via la prostitution, d’un point de vue psychologique j’entends, était une sincérité, une honnêteté que je ne trouvais pas en temps normal. Cela peut, en quelque sorte, fasciner, mais ce qui fascine … c’est soi-même. Parce qu’on se découvre une dualité, un extrême qu’on ne soupçonnait pas. Mais quand on finit par prendre du recul, on s’aperçoit que cela n’a rien de fascinant.
C’est juste dégradant et destructeur. Il n’y a rien de positif en définitive.

Quel rapport aviez-vous avec les hommes clients ?

Au tout début, je tombais sur des hommes qui avaient l’air très imbus d’eux-mêmes, comme s’ils estimaient que tout leur était dû. Avec eux, tu n’es pas un être humain, mais du bétail. Après, j’ai trié les clients pour éviter ceux-là. Les autres voulaient essentiellement du rêve, de l’évasion. C’était comme un jeu de rôle. Je les laissais parler, je les écoutais (ou plutôt je faisais semblant) pour leur donner l’illusion d’un bon moment. J’avais la sensation qu’ils cherchaient de la naïveté chez un prostitué, et j’arrivais à combler leurs attentes. Ce n’était pas exclusivement sexuel. Il y avait comme un rapport de maître à disciple, un rapport brutal déguisé sous le masque de douceur …

Qui sont-ils, globalement ?

Pour certains, ils menaient une double vie. La journée Monsieur-tout-le-monde, la nuit le client qui se servait du prostitué pour rehausser son ego. Ceux-là, j’ai l’impression que l’ennui et la solitude les poussent vers les prostitués. Pour d’autres, il peut s’agir d’une conscience tardive et pas bien assumée de leur sexualité. Il y a, bien sûr, des homosexuels. Mais certains hommes, sadiques ou frustrés, viennent juste pour humilier les prostitués ; leur faire sentir une infériorité, autant en tant que prostitués qu’en tant que gays…

« Certains clients vous regardent comme du bétail, en vous examinant les dents, en vous tâtant les fesses. »

La violence ?

Elle existe ! Avant de trier mes clients, c’était plus les clients qui me choisissaient. Certains vous regardent comme du bétail en vous examinant les dents, en vous tâtant les fesses… Plus encore, certains refusent le préservatif qu’ils jugent comme un affront à leur virilité. De toute façon, n’importe quelle forme de prostitution, toute illusoire de douceur soit-elle, est une violence, faut pas se leurrer… En tout cas, certains m’ont déjà frappé. Voilà pourquoi après je les ai fuis, cherchant à en trouver d’autres plus « sains ».

Comment décririez-vous les conséquences de cette expérience ?

Elles sont à la fois morales, psychologiques, physiques et relationnelles. Physiques, d’abord : pendant des mois je me suis senti chuter. J’étais dans un fort état dépressif. Je pleurais souvent, je ne mangeais pratiquement pas, je dormais mal, je faisais beaucoup de cauchemars, je prenais de la cocaïne… Morales aussi : la perte d’estime de soi, l’inconscience vis-à-vis de son corps, la remise en question totale des critères de « valeurs » (familiales, sociales, professionnelles)… Psychologiques : la peur d’être touché, peur de faire l’amour normalement avec quelqu’un de normal (non client) ou alors une libido décuplée afin d’oublier le peu d’estime qu’on a de soi, l’impression de n’avoir aucun avenir si ce n’est dans la prostitution, la honte de sa sexualité… Et des conséquences relationnelles enfin, parce que ça m’a rendu parano. Dès que quelqu’un me regardait, je me disais : ça y est, c’est un ancien client ! D’ailleurs, ça m’est déjà arrivé de tomber sur un ancien client, pendant une soirée « normale ». Ça m’a déprimé. Je me suis soudainement remis en mode « prostitué », ça m’a gâché ma soirée en ravivant mes peurs.

Vous écriviez en 2004 : le corps n’est pas sacré, c’est juste une enveloppe. Le pensez-vous toujours ?

Non. Le corps n’est pas qu’une enveloppe. Il ne faut pas nier l’intimité, l’aspect « privé » de son corps qu’on ne montre qu’à ceux en qui on a confiance. La prostitution est souvent, à tort, considérée comme une façon de se désinhiber de ses frustrations, comme une sorte de libération sexuelle. En fait, on ne fait que subir, malgré parfois une illusion de contrôle. Ce qui n’a rien d’épanouissant.

Que rapport aviez-vous à l’argent, ce fameux « argent facile » ?

Je n’empochais pas énormément d’argent. L’idée selon laquelle la prostitution rend riche est fausse. On gagne tout au plus de quoi manger la semaine et payer à temps son loyer, mais c’est tout. On est dans une ère de facilité (intellectuelle, sexuelle, mercantile, etc), du coup on banalise l’argent « facile ». Mais se prostituer n’a rien à avoir avec le film Pretty Woman. Il est tout de même vrai que l’argent amassé permet des extras. Ceci dit, en choisissant un bon travail (du moment qu’il y en a, bien entendu), on peut gagner autant d’argent sans s’humilier. En fait, quand j’ai commencé, je me justifiais en prétextant que tout le monde fait plus ou moins la pute pour se faire des amis, avoir un travail, mais c’est faux. Certes il existe des gens sans scrupules, mais ce n’est pas une majorité.

Pourquoi est-ce si difficile de tourner la page ?

Parce que c’est un peu comme un deuil : ça prend du temps. Et surtout, c’est un vécu traumatisant. Cela a quand même changé ma vie. Pas en bien, évidemment. J’ai fait plusieurs tentatives de suicide et une crise d’épilepsie à cause de ça… Maintenant, je suis avec mon copain depuis trois ans et demi. On est sorti ensemble à un moment où j’avais cessé de me prostituer. C’est en grande partie lui qui m’a sauvé du suicide.

Quelle aide, quel secours aurait pu vous empêcher de vous prostituer à l’époque ?

Il y a quelques années, j’aurais juste souhaité pouvoir retourner vivre chez mes parents. Mes parents m’ont, plus ou moins malgré eux, « mis à la porte » et j’ai dû me débrouiller seul. Je leur en ai voulu pendant longtemps, parce que ce simple acte a gâché une partie de ma vie étudiante. Un jour je me suis décidé à parler de ce vécu à mes parents. Ils n’ont pas mal réagi, mais ils ne m’ont pas aidé non plus. Je voulais une aide. Je ne savais pas laquelle, ni de quelle manière, mais je voulais juste une aide affective, quelque chose auquel j’aurais pu me raccrocher et finalement me dire : ça, ça vaut plus que tous les clients du monde.

Pourquoi ce besoin de témoigner ?

Je pense qu’il est temps pour moi de raconter tout ça. Parce que je n’en veux plus dans ma vie, ni dans mon cœur ni dans mes pensées. Mon corps a eu en lui cette mémoire de la rue, aujourd’hui je veux le bannir, tout en acceptant le fait que j’ai eu ce vécu… Oui, je l’ai fait, mais j’ai survécu et aujourd’hui j’ai une VIE. Peut-être, aussi, que mon envie de témoigner est une façon (un peu naïve ?) de donner un peu d’espoir à ceux qui en veulent …

Coupable ou victime ?

Quand T. nous a contactés, il doutait que son histoire soit assez « intéressante » : vous vous occupez de vraies prostituées qui ont connu la traite, nous a t-il écrit. C’est horrible et elles ont du courage d’en parler et de vouloir s’en sortir parce qu’elles risquent leur vie ! Mais moi..? Je n’ai été rien d’autre qu’un étudiant assez faible pour tomber là-dedans.
Ainsi T. a t-il le réflexe de dévaloriser sa propre histoire, comme s’il n’avait pas « assez souffert ».

Il nous a également affirmé ne pas « avoir été une victime », avant de se reprendre : Je n’ai jamais été victime de proxénètes. En revanche j’ai été une victime physique et psychologique de la prostitution. Une victime concrète… d’un monde concrètement très violent. Je n’ai pas été “victime” dans le sens de “pleurnicheur” mais j’ai quand même été la victime de la violence de cet univers.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.