Valérie nous a confié avec humour et amertume onze ans de prostitution. Son témoignage n’a pas valeur de thèse sur cette activité, qu’elle a exercée comme d’autres, à la marge, en croyant être une dilettante, loin des stéréotypes de la rue ou du bordel.
Aujourd’hui dans la cinquantaine, psychologue en milieu hospitalier, mariée, elle distingue trois temps dans son parcours prostitutionnel : le temps de l’argent facile, celui de l’urgence sociale, et enfin le troisième temps infini
, celui de l’après qui n’en finit pas, le temps du stigmate de la pute
, de la colonisation de son imaginaire.
Mon père me lançant t’es qu’une putain !
, comme on dit qu’une connasse
lorsque j’ai quitté le domicile familial est une phrase à laquelle je me suis longtemps raccrochée pour m’expliquer la pente autodestructrice vers laquelle je glissais. J’étais en rupture. J’ai passé mon bac dans ce climat de « fin du monde » et me suis inscrite en fac de psycho.
Pour payer le loyer de mon studio, les études et ses frais, j’ai fait la plonge et les vendanges, mais ça ne suffisait jamais. Un jour, en faisant du stop, un homme m’a proposé de l’argent contre un service sexuel
. C’était de l’argent vite et facilement
gagné. J’ai accepté. Je me souviens être rentrée chez moi, avoir pris une douche et m’être dit : Finalement, c’est rien
.
J’ai commencé les cours tout en travaillant dans un service de nettoyage la nuit, ambiance glauque et salaire de misère. Je souffrais de la rupture familiale, et mes cours de psycho me renvoyaient à une douleur difficile à endurer. J’ai commencé à fumer de l’herbe et à faire de plus en plus souvent la fête pour « oublier ». J’ai claqué la porte de l’entreprise de nettoyage, quelques passes en stop me rapportaient beaucoup plus.
Mes amis ne savaient rien de ma double vie. Peu à peu, je me suis forgée une armure de guerrière. Les paroles de mon père résonnaient durement, et je lui répondais mentalement : Oui papa, je suis une putain et je t’emmerde
.
J’avais transformé ma tristesse en colère et je me sentais très seule. J’étais à cheval entre plusieurs mondes, celui de la fac que je lâchais peu à peu, celui des petits boulots (centre aéré, garde de personnes âgées) et celui de la nuit qui devenait au fil du temps le milieu dans lequel je me sentais être « vraie ».
J’ai fini par abandonner mes études, fumer de l’herbe, prendre des acides, jusqu’à ce que je me sois fait très peur. Je suis partie vivre ailleurs. J’ai eu deux enfants, qui ont chacun leur père, et ai vécu la mode du retour aux sources
avec des chèvres, la vie saine au grand air… mais à la marge. Avec toujours, à côté de mes heures de ménage, quelques passes occasionnelles. Je n’avais pas lâché l’affaire en cas d’urgence, même si c’était très soft. Personne n’en savait rien.
Aux trois ans de mon fils aîné, nous sommes allés vivre dans un village pour faciliter sa scolarisation. Retour à la civilisation. Mon ami a commencé à boire. On s’en sortait difficilement, et les aides sociales étaient inexistantes à part une : bien que vivant en concubinage, je m’étais déclarée « parent isolé ». Mon existence a de nouveau basculé quand j’ai été convoquée à la Caisse d’allocations familiales (CAF) : on m’avait dénoncée, je devais 24 000 francs à la CAF. Les heures de ménages ne suffiraient pas.
J’étais en larmes sur les marches de la CAF quand un homme de mon village s’est approché, m’a offert un café, m’a consolée, et m’a proposé une solution rapide et efficace : des passes. A croire qu’il avait établi son marché juteux à côté de la CAF pour mieux ferrer les jeunes mères désespérées. Je l’avais déjà fait en dilettante, j’y suis donc allée.
En une après-midi, j’ai reçu une trentaine de clients dans une chambre sordide. De ce jour-ci, je garde des souvenirs très flous : une impression de sombre, une sensation de froid, de dégoût, des visages, des sexes, des odeurs, des halètements, du pouvoir, moi objet, ma peur de la débâcle financière et mon sentiment de renflouer, comme je le pouvais, le navire.
A l’issue de cette journée, j’ai scellé le marché avec mon nouvel employeur.
En rentrant chez moi, j’ai raconté l’histoire à mon compagnon. Et rien. Rien ne s’est passé. L’indifférence la plus absolue. Finalement, ça arrangeait bien. Nouvelle désillusion. Mais je savais faire, j’ai repris mes réflexes de guerrière, j’ai enfoui mes espoirs et menti sur mes ressentis.
Mon employeur me proposait des après-midi de travail, me permettant d’être femme de ménage en matinée, et auprès de mes enfants le soir et la nuit. J’avais beau travailler, il manquait toujours de l’argent. Il faut comprendre que la prostitution détruit l’estime de soi et entache le jugement sain des évènements, on ne raisonne plus pareil.
A croire qu’on est entraîné dans la spirale du pire, et qu’au lieu de frapper du poing sur la table pour se tirer de la situation, on s’enfonce dans la douleur pour rattraper la catastrophe. Voler dans les supermarchés, visiter les jardins, s’habiller au secours catholique, faire des passes et des ménages, c’était ma vie. Et encore, je ne dormais pas dans des cartons…
J’ai coupé les ponts avec mon proxénète de la CAF mais j’ai continué à me prostituer. Je me voyais toujours « dilettante », même si de fait je me « professionnalisais ». Je refusais la drogue et le travail sur le trottoir. Un jour, un élu de la mairie a su gagner ma confiance suite à une convocation où on me menaçait d’expulsion pour loyer impayé, m’accusant de ne pas savoir gérer mon budget
.
J’ai vu rouge, j’ai tout déballé. Cet élu municipal est devenu un ami, et m’a aidée à reprendre mes études de psychologie par correspondance. Malheureusement, il a aussi voulu me baiser. Comment ne pas rendre ce service quand on est une professionnelle ? Offrir son cul ressemble aussi parfois à offrir son amour. C’est toute la perversité de la prostitution : une dévalorisation permanente, où répondre au désir de l’autre est la seule relation imaginable.
Étant donné ce que j’étudiais en psycho, je pouvais difficilement refuser de l’appliquer en considérant ma propre vie. Je continuais à faire des passes quand j’avais vraiment besoin d’argent, souvent en allant à Montpellier, je regroupais avec la fac…
Je travaillais aussi dans un café-théâtre : je n’ai jamais complètement plongé dans le seul monde de la prostitution, et ces liens sociaux m’ont aidée à m’en sortir. Mes études me passionnaient. Il m’a fallu trois ans pour sortir de façon effective de la prostitution, sans replonger. Et un temps que je n’évaluerai jamais pour m’en remettre.
J’ai rencontré un homme. Nous nous sommes aimés. Qui dit amour dit paroles. Dire qu’on a été une putain à un homme n’est pas sans conséquences… Il y a à la fois ce côté désolé, altruiste, sauveur (un rôle que grand nombre de mes clients aimaient présenter). Et ce côté excité. Et à la fin, tu ne sais plus si tu aimes jouer les salopes ou si c’est un rôle… Et peu à peu, c’est la séparation.
Il y a un langage de corps et de regard. Une communication non verbale, qui, lorsque j’ai mis un terme à ce fonctionnement, m’a longtemps inquiétée car je l’avais en moi. Un style qui dit oui, viens
quand il a capté un je cherche
. J’avais peur que les hommes le reconnaissent.
Mes enfants grands, moi, vieille de quarante ans, avec un boulot de psy, j’ai continué à faire la pute
. Sans me faire payer, mais j’ai continué dans ce registre-là. Je suis ton objet : baise-moi !
Ah, ça fait bander les hommes à coup sùr. A cinquante ans et des années en tant que geisha, il y a encore un parfum de souffre qui fait lever les queues. Je regarde ma vie comme un livre, un film. Je suis une survivante et j’arrive mal à y croire.
Dans mon métier à l’hôpital, j’accompagne les gens et je le fais bien. Personne ne saura jamais que la psy de 50 ans ne compte plus les visites qui ont fait gesticuler sa chatte. Ce n’est pas le nombre, mais la connaissance du processus qui me rend folle. Et aujourd’hui, en couple et heureuse, dans mon intimité, mon appétit sexuel, est-ce une vérité ou une parade à laquelle je m’accroche ? Et pourquoi malgré toutes les blessures, la prostitution continue-t-elle à être dans mes fantasmes ?