Marie-Hélène Franjou est présidente de l’Amicale du Nid, Delphine Jarraud est la nouvelle déléguée générale de l’association, en succession d’Hélène de Rugy. Toutes les deux nous livrent leur analyse des conséquences de la période Covid-19 pour les personnes prostituées, ainsi que des effets de la loi du 13 avril 2016.
Mouvement du Nid: Delphine Jarraud a remplacé Hélène de Rugy au moment du confinement. Comment s’est passée cette prise de poste particulière ?
Marie-Hélène Franjou (MHF) : Delphine Jarraud a pris son poste dans les pires conditions. L’Amicale du Nid a été bouleversée par l’arrivée de la pandémie et le confinement obligatoire. C’est la période qui avait été définie pour la reprise de ce poste important pour l’association. Éprouvante pour Delphine, qui a résisté contre vents et marées !
Delphine Jarraud (DJ) : Le démarrage a été dur, c’est vrai. Ne connaître aucun·e collaborateur·trice en présentiel, c’est très dur. Mais malgré tout, nous nous sommes très vite adaptées grâce à des équipes très professionnelles.
Comment l’Amicale du Nid a-t-elle fait face à la crise sanitaire ?
MHF : En préambule, je voudrais dire que la protection contre le Covid-19 est très dif cile. Dans le cadre de la prostitution, comment avoir des « rapports sexuels » en respectant les gestes barrières ? C’est impossible.
Les personnes en situation de prostitution sont à très grand risque, comme pour le VIH, mais aussi face aux multiples violences auxquelles elles sont confrontées. Aucune personne en situation de prostitution n’y échappe ainsi qu’à leurs conséquences physiques, psychiques et sexuelles. C’est pour cela que l’objectif, louable, de réduction des risques, ne peut pas suffire. Il est des objectifs plus importants, plus efficaces, en premier lieu la sortie de la prostitution. Tout en respectant le temps et la décision des personnes auprès desquelles nous sommes.
DJ : Face à la crise sanitaire, situation exceptionnelle, nous avons dû nous adapter très vite. Comité de direction hebdomadaire avec les directions d’établissements, télétravail pour un maximum de salarié·es, avec présence physique pour les situations les plus urgentes, comme les distributions alimentaires, ont été organisés dans l’urgence.
Pour les bénéficiaires, il a parfois été question d’assurer la survie. Beaucoup d’accompagnements ont été assurés par téléphone, pour toutes celles dont on avait les coordonnées. Certain·es professionnel·les ont parfois passé 70 coups de téléphone par jour pour organiser une distribution alimen- taire ou de chèques services.
L’autre partie essentielle a été la mise à l’abri avec globalement une bonne réactivité du 115 et des SIAO. Nos centres d’hébergement et nos logements adaptés ont évidemment été maintenus en activité pendant toute la période. Les tickets-services de certaines DDCS (directions départementales de la cohésion sociale) et de la DIHAL (Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement) ont permis le soutien des personnes accompagnées.
Nous avons pu repérer des personnes en très grande difficulté et leur distribuer ces aides, notamment dans le cadre de maraudes dédiées. Concernant titres de séjour et parcours de sortie de prostitution, la continuité a été globalement assurée.
Nous avons aussi participé activement à l’appropriation des gestes barrières par les personnes accompagnées et hébergées. Les personnes accompagnées ont globalement très bien respecté les consignes. Il n’y a pas eu de cas de Covid-19 grave dans les hébergements.
En outre, malgré l’absence de travail, nous avons pu maintenir la rémunération des personnes accompagnées en Atelier d’accompagnement à la vie active (AAVA), qui sont bien souvent des personnes sans titre de séjour, afin qu’elles ne se retrouvent pas sans aucune ressource.
En résumé, il y a eu un grand professionnalisme de l’ensemble des équipes et une énorme adaptation du travail social à une vitesse grand V, avec une grande force du partenariat entre acteurs.
Quels retours vous ont fait les personnes accompagnées pendant cette période ?
DJ : Le souci, c’est qu’on a perdu le contact avec celles qu’on rencontrait en maraude sans avoir leurs coordonnées. On les a retrouvées après. Pour celles qu’on accompagne au long cours, le suivi s’est poursuivi classiquement. Certaines ont souffert de revivre, avec le confinement, des enfermements traumatiques subis durant leur parcours de vie. Par ailleurs, on a constaté au moment du déconfinement, lorsque nous avons pu retourner régulièrement sur le terrain, que pour beaucoup de personnes, du fait de l’expérience de l’arrêt obligé de la prostitution, « c’était extrêmement dur d’y retourner », selon leurs propres termes. Elles ont ressenti ce «retour» comme extrêmement violent, comme un déclencheur de conscientisation des violences de la prostitution qu’elles avaient intériorisées. Elles ont aussi évoqué le sentiment que c’était plus violent depuis, notamment de la part des riverains, mais aussi des acheteurs.
Qu’a changé la loi ? Et comment évaluez-vous son application ?
MHF : Globalement nous sommes en accord avec ce qui est évoqué dans le rapport inter-inspections de juillet 2020 (voir dossier, NDLR) sauf que selon nous, les moyens doivent être augmentés pour les associations accompagnantes en priorité, pas forcément pour toutes. Il faut bien connaître le sujet et avoir les bons outils pour pouvoir être soutenantes vers la sortie de la prostitution.
Dans l’ensemble, il faut une volonté politique plus affirmée pour que tous les territoires français s’intéressent à la question et la prennent en compte. Il faut un accompagnement et des PSP accessibles à toutes les personnes qui souhaitent sortir de la prostitution. Il faut une sensibilisation de toute la population française, et plus de prévention auprès des jeunes, notamment vis-à-vis de la pornographie qui est de la prostitution filmée.
En quatre ans, qu’a changé la loi ?
DJ : La loi est un levier puissant. Il y a une reconnaissance de la responsabilité des auteurs avec la pénalisation des « clients », c’est une affirmation de l’État qui est forte. Le PSP est également un levier très puissant d’émancipation pour les bénéficiaires.
Je discutais avec une femme – huit ans d’accompagnement par l’Amicale du Nid avec des hauts et des bas – pour qui avaient été épuisés tous les recours possibles dans le cadre d’une demande d’asile. Elle n’a pas lâché, elle est rentrée en PSP, dont elle fut la première bénéficiaire en 2018 à l’Amicale du Nid à Lyon. Aujourd’hui elle est ASH (auxiliaire de services hospitaliers) dans un EHPAD, a un travail et son appartement, elle est rayonnante. Elle dit merci à l’Amicale, mais aussi à la loi de 2016. Selon moi, cette femme incarne le potentiel de la loi du 13 avril, cette conscience, cette possibilité pour toutes les victimes de bénéficier du droit, de prendre leur place dans notre pays à la hauteur de leurs compétence et énergie qui sont incroyables.
Mais on se heurte à des inégalités territoriales en matière d’application de la loi qui peuvent décourager des travailleurs·euses sociaux·ales. À l’Amicale du Nid, nous persistons à présenter des dossiers de PSP, mais d’autres ne le font plus. Pour nous, c’est déjà dur, mais pour les bénéficiaires, c’est d’une extrême violence ! La loi est en leur faveur, mais sur la simple volonté d’un préfet qui ne l’applique pas pour des raisons de politique migratoire, elles n’en bénéficient pas ? Pour elles, c’est incompréhensible.
MHJ : Une autre chose très importante, c’est le regard différent concernant les personnes en situation de prostitution depuis la loi. Elles se rendent compte qu’on ne les considère plus comme coupables mais victimes du système.
Quelles sont vos revendications immédiates pour améliorer la situation actuelle des personnes prostituées en France ?
DJ : L’accès au titre de séjour est primordial et doit être étendu par toutes les voies possibles, que ce soit le dépôt de plainte, l’asile ou le PSP avec un traitement égal sur tout le territoire. L’autre aspect majeur, c’est l’accès à un hébergement. En effet, sortir de la prostitution quand on est, par exemple, sous l’emprise du co-hébergeur est très difficile.
Ensuite, nous demandons le renforcement des moyens de la prévention sur les stéréotypes de genres, pour développer les compétences des jeunes à se démarquer des pressions sociales du groupe, de la représentation de la sexualité à travers la pornographie alors que c’est de la prostitution filmée.
Il faut également renforcer la formation des professionnel·les pour qu’il·elles aient la capacité de comprendre le système prostitutionnel, puis d’en parler avec les personnes rencontrées, de repérer les situations de prostitution ou de danger de prostitution, et ensuite orienter vers des organismes adaptés.
Matériellement, il faut aussi de l’argent. Le rapport inter-inspections parle d’un financement à 4 500 euros par personne accompagnée. Ce n’est pas un accompagnement banal, c’est un accompagnement dense qui demande des moyens adaptés.
Enfin, et c’est majeur, nous souhaiterions que la question de la prostitution soit totalement intégrée dans celle des violences faites aux femmes.