Florie Fonterme : « L’écriture autobiographique est 
un facteur puissant de changement. »

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Biographe, Florie Fonterme pratique l’autobiographie restaurative et la thérapie narrative avec des personnes dont l’histoire est souvent lourde, y compris des victimes de violences sexuelles. Une puissante expérience de réparation et de transformation par la parole et par l’écrit…

Florie Fonterme, qui sont les personnes qui vous confient leur histoire ?

Ce sont surtout des personnes qui ont vécu des traumatismes et qui ressentent le besoin d’être entendues et de déposer leur histoire ; elles ont une relation abimée, conflictuelle ou honteuse avec cette histoire, et elles désirent s’alléger, transmettre et passer à autre chose. Certaines me sont envoyées par des partenaires associatifs (par exemple l’association Vivo) ou des thérapeutes dans l’optique de consigner les choses par écrit et de laisser des traces.

Et puis d’autres viennent d’elles-mêmes. Il faut alors vérifier que le moment est juste et qu’un travail thérapeutique a bien été fait, de façon à ne pas risquer de réactiver un trauma. Enfin, il y a des personnes qui ont le souci de la transmission familiale. Là aussi, il peut y avoir des choses à faire surgir, à déposer, à restaurer. Pour l’instant, je reçois une majorité de femmes. Pendant les séances, j’écoute, je prends des notes et j’envoie à chaque fois ma proposition d’écriture. C’est un travail en commun : le narrateur ou la narratrice a le dernier mot.

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Y a-t-il un bon moment pour se lancer dans cette aventure ?

Beaucoup de personnes se sont tues pendant des années. À quel moment oser reprendre le pouvoir et la parole ? Il faut pouvoir se re-pencher sur son histoire sans réactiver des douleurs, il faut avoir digéré, compris. Quand c’est trop tôt, quand la personne est encore dans la colère ou le sentiment d’injustice, sa parole tourne en boucle. Une victime de violences conjugales par exemple ne me parle que de son mari ; elle est dans l’accusation mais ne parle jamais d’elle. Il faut qu’elle réapprenne à exister.

Un chemin est à faire pour pouvoir porter sa propre parole. Un travail thérapeutique préalable permet la prise de conscience et le recul suffisant. Revisiter son histoire est quelque chose de très puissant. Mais quand c’est le moment, c’est le moment ; elles ne veulent plus attendre.

Quel est le plus grand bénéfice de cette démarche ?

L’écriture autobiographique est un facteur puissant de changement. Elle est fondamentalement réparatrice. Se livrer à un tiers permet de raconter des choses qu’on n’a jamais dites et de revisiter son histoire sous un autre angle. La personne a envie qu’on la comprenne, elle ne veut plus rester seule dans sa tête. En tant que narratrice, elle devient autrice, actrice de son histoire.

Pour beaucoup, la démarche autobiographique est déclenchée par l’envie de transformer le vécu en quelque chose d’utile : pour dire à d’autres qu’une autre vie est possible, pour faire comprendre à des proches qui n’ont pas voulu voir… Au quotidien, on a tendance à montrer ce qui va bien. On parle très peu dans le cadre familial. Nous sommes dans une société de l’apparence où on fait tout pour ne pas se montrer vulnérable. Or, nous avons tous et toutes vécu des choses insoupçonnables.

Quels freins sont les plus délicats à lever pour permettre la parole ?

L’époque est au parler de soi, à la démonstration sur les réseaux sociaux. Et paradoxalement, parler de soi soulève chez beaucoup de gens la crainte de se montrer mégalos ou égocentrés. Il y a une peur du regard des autres. Que vont-ils penser ? Il y a aussi la peur des répercussions de la part des auteurs de violences, mais également sur la famille et sur les proches. Et la honte.

Que diriez-vous de votre posture d’écoutante ?

J’accorde 100 % de mon écoute, sans jamais juger. Le propre du biographe selon moi, c’est de ne pas tirer de conclusions. Je suis porte-voix, je fais expliciter. Je me laisse toujours surprendre par le récit, pour ne rien induire. Il faut rendre à la personne son pouvoir. C’est rare, dans nos vies, de pouvoir parler sans se voir renvoyer le commentaire des autres. Un vrai lien de confiance s’établit au fil des entretiens.

Enfin, j’ai une double écoute : ce que la personne me dit, et en filigrane les fines traces dont elle n’a pas encore conscience, les actes de résistance, de résilience, les moments scintillants qui lui permettront de redevenir autrice de sa vie et de s’émerveiller de sa propre histoire.

©Christophe Tardy

Y-a-t-il des étapes déterminantes dans ce parcours ?

Le processus est long, engageant et très cathartique. Au début, le récit est brouillon. Pendant les deux premiers entretiens, « je balance, je vomis ce que j’ai à dire ». Puis vient l’étape de la transformation. La narratrice devient actrice de sa vie, elle transforme son regard sur son histoire, sur la relation qu’elle entretient avec elle. « Je ne vous aurais pas dit ça il y a quelques temps ». Le processus restauratif s’enclenche.

L’enjeu, c’est de structurer, de donner du sens. « J’ai besoin de comprendre comment j’en suis arrivée là. » Tout s’explique ; donc, ce n’est plus ma faute. Il faut traverser des phases pour ce travail d’intégration, certaines difficiles avec de la tristesse ; c’est pourquoi un accompagnement thérapeutique en parallèle est important, et je l’apporte parfois à travers les pratiques narratives (lafabriquenarrative.org). Intégrer cette histoire passée est essentiel ; c’est ce qui permet d’écrire la suite.

Écrire la suite, c’est le but de la démarche ?

On est ce qu’on se raconte. Et on peut se raconter des choses très différentes. Les gens s’accrochent beaucoup à leur histoire, ils ont peur d’en écrire une autre… Si le travail d’acceptation, de conscientisation, n’a pas été acquis, il est difficile d’avoir envie de construire l’histoire future. L’étape décisive, c’est quand la personne se dit « je ne suis plus celle-là. Ce que j’ai vécu ne représente pas l’intégralité de mon identité ».

Il faut laisser la place à autre chose. C’est l’étape de la sublimation. Le moment peut avoir quelque chose d’effrayant. « Que m’a apporté ce parcours ? Comment en tirer quelque chose de beau ? ». Le narrateur prend conscience des ressources qu’il a su mobiliser. On me dit « si c’était à refaire, je ne sais pas si je l’annulerais. Cette expérience a fait de moi la personne que je suis ».

Quel intérêt supplémentaire offre le passage à l’écrit ?

« Je vois les effets, les conséquences de mon histoire, noir sur blanc. Cela me donne du pouvoir de poser cette histoire ailleurs que dans ma tête ». Mais le passage à l’écrit n’est pas si simple. La parole est spontanée, réfléchie mais pas intellectualisée, de façon à ne pas perdre la connexion avec le ressenti. Or, une personne peut dire des choses qu’elle ne souhaite pas voir écrites… La première proposition d’écriture est délicate. Souvent, on ne lit pas tout de suite, c’est normal. Puis à la lecture, il y a deux types de réactions.

Positives : « C’est très fidèle, c’est parfait. » Ou plus compliquées : « Je n’aime pas mon histoire, pas la personne que j’y vois ». Un processus d’acceptation doit alors être fait. Un récit n’est jamais fini, on peut toujours le changer.

La publication fait-elle partie du processus ?

Au début, la plupart des personnes ont besoin que leur parole résonne face au monde entier : « je veux que les gens sachent, comprennent ce que j’ai vécu ». D’où leur envie folle de publier. Plus on avance, plus ce désir évolue. Finalement non. Pour moi, c’est un bon indicateur. C’est que « je me suis senti·e écouté·e, entendu·e. »

Je mets en garde contre les désillusions de la publication. Notre histoire ne nous appartient plus. Il y a une désappropriation et une confrontation au jugement des autres. Ce n’est pas vers cet objectif que je les amène. Il faut déjà affronter l’entourage, la famille… L’important, c’est se réconcilier avec soi, se suffire en quelque sorte.

A lire également : « Pour une victime de prostitution, il faut deux ans pour retrouver une santé épanouie ». 

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.