Ingeborg Kraus, sur son blog « Trauma und Prostitution », révèle ce que sa situation de psychothérapeute lui a appris sur les « clients ». Connue en Allemagne pour son combat contre la prostitution, elle est amenée à répondre aux appels d’hommes désireux d’y voir plus clair sur leur comportement.
Interview réalisée à partir de l’article d’Ingeborg Kraus sur son site Trauma und Prostitution
Que recherchent les acheteurs de sexe ?
Les acheteurs de sexe recherchent souvent de la pornographie ou des sites web de maisons closes ou de services d’accompagnement. Les femmes y sont représentées de manière hypersexualisée. Aucune femme en dehors de la prostitution n’est habillée de la sorte.
Le désir de ces hommes se concentre entièrement sur cette image de la femme. Ils ne s’intéressent plus aux femmes du monde réel et sont complètement déconnectés des « vraies femmes » et du monde féminin « normal ». Un prostitueur que j’avais en thérapie considérait toutes les femmes auxquelles il avait affaire professionnellement avec le regard d’un client. Pour lui, toutes étaient à vendre. Il les fantasmait nues, les déshabillait dans son esprit. C’était devenu très difficile pour lui de contrôler ses pensées. A tel point qu’il en était venu à suivre une femme jusque chez elle car il pensait qu’elle travaillait la nuit comme prostituée. Le tout était renforcé par des conversations avec des amis qui échangeaient des films pornographiques.
Beaucoup d’entre eux estiment que la prostitution est un « droit de l’homme » ?
En examinant de plus près leur comportement dans une relation, il est clair qu’ils se croient en droit d’avoir des relations sexuelles. Ils font pression sur leurs partenaires pour qu’elles aient des rapports sexuels et font souvent fi de leurs sentiments et de leurs limites.
Beaucoup revendiquent ce qu’ils ont vu dans la pornographie et disent à leur amie que c’est la normalité. Ils parviennent à les culpabiliser si elles refusent de leur donner ce type de sexe. Bien entendu, ces relations ne durent pas et ces hommes ne consultent qu’une fois la relation rompue. Beaucoup sont alors sous le choc lorsque je leur dis qu’ils ont violé leur petite amie.
Vous parlez de masculinité toxique et remettez en cause la culture pornographique…
Oui, les conversations entre hommes peuvent être très toxiques. Elles se réfèrent souvent à une sexualité sans engagement et axée sur la performance : « combien de temps on tient », « combien de fois on le fait », « avec une copine, on peut avoir des rapports gratuits en permanence », etc. Mais il y a aussi une forme de harcèlement moral envers les hommes puisqu’ils sont constamment questionnés sur leur virilité. Il faut ici dire clairement aux acheteurs de sexe que ce comportement est immoral et sexiste. Sinon, ils ne le comprennent pas. Ils sont trop influencés par des représentations erronées.
A lire également, notre dossier « client » prostitueur : fin de règne ?
Le sexisme quotidien est également très destructeur?
Le ‘client’ prostitueur doit se rendre compte qu’une sexualité (qui n’est d’ailleurs pas la sienne !) lui est constamment imposée par des publicités, des conversations, et comment ce contexte emprisonne son regard. La tâche de la thérapeute consiste à dévoiler les mensonges des médias : ceux-ci présentent très souvent une « travailleuse du sexe » qui maîtrise la situation et n’en souffre pas. Les hommes croient à ce genre de reportages et pensent qu’ils viennent en aide à ces femmes.
Vous allez loin dans vos thérapies pour que les hommes sortent du déni
Je leur pose la question suivante : n’y a-t-il pas des indices qui leur indiqueraient que leur acte est vécu comme une forme de violence par les femmes ? Leurs réponses sont édifiantes, une fois qu’ils veulent bien faire face à la réalité.
L’un confie, « j’ai réservé une femme pour 12 heures pour le Nouvel An, et après le rapport, les dix heures restantes, elle ne m’a plus parlé. » Un autre à qui une femme prostituée disait qu’il était préférable pour les hommes d’aller vers des femmes comme elle plutôt que commettre des viols s’est presque mise à pleurer.
A un autre, une femme grecque a confié : « Aucune femme ne veut faire ça ». Elle a ajouté que sa famille mourrait de faim sans son argent. Un autre « client » régulier d’une femme a appris d’elle que dans son enfance elle avait été agressée sexuellement par son père.
A ce dernier, j’ai dit qu’elle aurait eu besoin d’autre chose que de relations sexuelles avec un inconnu, et j’ai demandé pourquoi il avait continué à la voir. Il m’a répondu : « parce que j’ai payé pour ça ».
Ces hommes sont donc dans le déni ?
Oui, et cela montre bien ce qu’est vraiment la prostitution. Des hommes paient pour des rapports sexuels non désirés. L’échange d’argent, pour eux, semble justifier le viol. Mais pour la femme, cela reste un viol impuni.
En quoi la loi allemande ne fait-elle qu’empirer les choses ?
Une loi qui autorise l’achat de sexe (ou viol tarifé) rend les agresseurs invisibles et les victimes ne peuvent être perçues comme des victimes. C’est ainsi que les hommes deviennent des agresseurs. Ce ne sont pas des « psychopathes » qui vont chez les femmes prostituées, même s’il y en a une minorité.
Ce sont majoritairement des hommes « normaux » qui ont un comportement transgressif. Ils dissocient ensuite leur acte. Cette partie de leur personnalité qui a commis des violences sexuelles envers les femmes ne reste pas complètement clivée. La membrane entre le Moi quotidien de ces hommes et leur Moi d’agresseur reste fluide.
Ce qu’ils ont vécu et expérimenté en tant que ‘clients’ dans la prostitution se transpose en partie dans leurs rapports avec les femmes. Ces dernières sont perçues à travers un filtre, et dans une relation intime, l’expérience de la prostitution fait souvent irruption. Les limites ne sont pas respectées et des actes sexuels sont souvent exigés, même s’ils ne sont pas envisageables pour la partenaire. La prostitution est un poison pour la relation homme-femme.
En Allemagne, quelles ont été les conséquences de la dépénalisation de l’achat d’acte sexuel sur la demande ?
La normalisation a entraîné une explosion de la demande. Les politiciens allemands ont ouvert la porte à l’achat de sexe et s’étonnent maintenant que nous soyons devenus un aimant et une pépinière de prostitueurs. La politique mise sur la morale des hommes mais envoie en même temps le message qu’il est acceptable d’acheter une femme pour assouvir ses pulsions sexuelles.
La psychologie sociale ainsi que notre propre histoire nous ont montré que les hommes peuvent rapidement être amenés à violer les droits humains s’ils en ont le droit. Comment notre classe politique peut-elle être aussi naïve et ne pas avoir pris cela en compte ?
La libéralisation de la prostitution a cassé toute une génération d’hommes. Je pense qu’aujourd’hui toute femme est en danger lorsqu’elle entame une relation avec un homme car le regard et les exigences de l’acheteur de sexe ne sont pas socialement condamnables.
L’Allemagne peut-elle, veut-elle, revenir en arrière ?
Même en 2021, aucun parti n’a inscrit dans son programme électoral une pénalisation des ‘clients’ de personnes prostituées selon le modèle nordique. Aucun n’a eu le courage de mettre un terme à ce qui fait désormais notre réputation dans le monde entier : être le bordel de l’Europe.
Dans un contexte où l’achat de sexe est légal, ce que je fais en thérapie avec les clients reste une goutte d’eau dans l’océan. Cela ne changera rien dans la société. Celui qui changera peut-être d’attitude après une thérapie retournera dans une société qui juge légitime l’achat de sexe. Certains m’ont même dit que s’ils s’opposaient activement à cette pratique, ils en agaceraient plus d’un et perdraient de nombreux amis.
D’autres, qu’ils craignaient la solitude s’ils s’engageaient activement contre l’achat de sexe. S’ils ne participent plus activement, ils restent majoritairement passifs. La libéralisation de la prostitution a cassé toute une génération d’hommes. Je pense qu’aujourd’hui toute femme est en danger lorsqu’elle entame une relation avec un homme car le regard et les exigences de l’acheteur de sexe ne sont pas socialement condamnables.