Kajsa Ekis Ekman, journaliste

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L’idéologie du travail du sexe opère une fusion entre la gauche post-moderne et la droite néolibérale. Le vocabulaire est de gauche mais le contenu idéologique est néolibéral et conservateur.

Pourquoi avez-vous ressenti la nécessité d’écrire ce livre ?

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J’étais enragée ! En Suède, on commençait à entendre des voix qui décrivaient la prostitution comme étant un travail comme un autre. On disait qu’il s’agissait d’un libre choix et on parlait même de la prostitution comme droit. J’ai plusieurs amiEs qui se prostituent, des escortes de luxe, des copines qui tapinaient sur l’autoroute à Barcelone. Leur situation est loin d’être idéale. Ce que j’avais vu du monde de la prostitution ne collait pas avec le discours sur le travail du sexe qui était apparu en Suède. Avec ce livre je voulais étudier ce discours, ce récit, et voir d’où il venait.

Quelles sont les tactiques qu’ont utilisées les « pro-prostitution » pour faire avancer leurs idées ?

Il s’agit d’arguments «caméléon» qui ont tendance à changer d’apparence en fonction du public visé. Lorsqu’on parle aux féministes, on souligne le droit à disposer de son propre corps.

Aux gens de gauche, on évoque l’image du travailleur ou de la travailleuse qui adhère
à un syndicat. Si on s’adresse aux néolibéraux, on met en avant l’image d’un entrepreneur malin ; aux conservateurs, on insiste sur une affaire de vie privée – ce qui se passe au lit ne doit concerner que les intéressés.

Si on s’adresse au milieu LGBT, on transforme la prostitution en une orientation sexuelle. Enfin, pour le citoyen moyen, on va souligner le libre choix qu’il est difficile de contredire.

En bref, en changeant la définition de la prostitution, on obtient des arguments pour convaincre tout le monde. Or, cet argumentaire est insidieux.

Ce qui est particulier à ces discours est qu’on abolit la notion de victime. Le dictionnaire nous apprend qu’une personne est victime du dommage causé sur elle par l’action de quelqu’un d’autre. Or, dans le discours du «travail du sexe», le fait d’être victime est transformé en un trait de caractère. Il s’agirait de qui l’on est comme personne. Être victime équivaudrait à être faible, perdu, passif ; des traits négatifs. De plus, on pourrait choisir de l’être ou de ne pas l’être, choisir d’être fort et refuser d’être une victime. Être victime relèverait d’une relation à soi-même.

Or, la définition classique de la victime inclut un auteur. Dans cette affaire on a donc aboli l’auteur. Puisqu’il n’y a pas de victime, il n’y a pas de responsable et donc pas de problème. Ce discours permet de s’éloigner du cœur de l’enjeu ; le fait qu’une personne doit avoir des relations sexuelles sans désir. On le masque en parlant de la personnalité des prostituéEs. On parle de stigmatisation, mais si ce reniement n’est pas une énorme stigmatisation des victimes, qu’est-ce que c’est ?

L’idéologie du travail du sexe opère une fusion entre la gauche post-moderne et la droite néolibérale. Le vocabulaire est de gauche mais le contenu idéologique est néolibéral et conservateur. On cherche à préserver une relation maître-esclave qui se recoupe avec la relation homme-femme. Il y a une personne qui commande et une servante qui doit la satisfaire. C’est la femme qui doit renoncer à sa propre sexualité et à ses exigences pour satisfaire l’homme. La réciprocité est supprimée et on glorifie une sexualité hiérarchisée.

Quels liens peut-on faire entre le système prostitueur et la « Gestation pour Autrui » (GPA) ?

Tous les deux sont des industries où l’on vend le corps des femmes. Dans l’une, on achète le sexe et dans l’autre, l’utérus. La sexualité et la reproduction sont les deux systèmes les plus anciens de domination des femmes ! Historiquement, c’est dans ces deux domaines que les femmes ont été opprimées.

Pourquoi le milieu universitaire, intellectuel, médiatique, pourtant souvent «de gauche», est-il si attaché à l’institution prostitutionnelle ?

Ils n’ont rien compris, ils devraient mieux s’informer. Leur réflexion procède par voie d’association et c’est comme ca qu’ils arrivent à accepter le récit de la travailleuse/du travailleur du sexe. On assimile la prostitution au rock’n’roll, à la sexualité libérée, à Mai 68. Or, s’ils prétendent continuer à être respectés en tant qu’intellectuels, ils devraient cesser d’associer et commencer à analyser.

Au fond, il n’y a que trois types de personnes qui peuvent défendre la prostitution : soit on a son fric dans l’industrie, soit on a sa bite dans l’industrie, soit on y a des fantasmes. Il y a des gens qui ont un faible pour le côté sale de ce milieu. À Berlin ou à Amsterdam, ils aiment bien se balader dans les quartiers chauds.

Que représentent vraiment les « syndicats de prostituées » ?

Premièrement, il s’agit rarement de syndicats. Je suis allée les voir : il n’existe pas un seul vrai syndicat constitué par les salariéEs et qui travaille pour les défendre vis-à-vis de leurs patrons. Il s’agit plus souvent de lobbys qui cherchent à institutionnaliser la prostitution et à légaliser les maisons closes.

Aux Pays-Bas, c’est l’État qui a fondé l’organisation Rode Draad ; au Royaume-Uni, le supposé syndicat a été fondé par le proxénète Douglas Fox ; et en Espagne et en Allemagne, ce sont des centrales ouvrières qui ont ouvert des sections dédiées aux prostituéEs mais, elles-mêmes me l’ont confirmé, personne n’a adhéré. En France, le Syndicat du Travail Sexuel (Strasss) est un petit groupe constitué majoritairement par des hommes et entouré par des intellectuels. Le Strass a été reçu de manière extrêmement acritique. On se pose rarement la question de sa représentativité. Le Strass existe bel et bien et c’est très bien, je ne souhaite pas qu’il disparaisse, au contraire. Je suis sùre qu’une personne qui a des expériences dans la prostitution peut y trouver du soutien et de bons conseils.

Mais, si le Strass cherche à se positionner politiquement en disant représenter les prostituéEs, il faut évidemment qu’il tolère qu’on passe au crible ses arguments et qu’on s’in- terroge sur sa légitimité. Certains intellectuels et politiques ont peur de se questionner sur les propos de ceux qui disent porter la voix des prostituéEs. Mais le rôle des intellectuels n’est pas de se cacher derrière des porte-paroles, c’est d’arriver à une conclusion indépendante.

Comment la Suède en est-elle venue à adopter sa loi ? Et que répondez-vous à l’argument voulant que la prostitution soit devenue clandestine ?

Il n’existe pas de preuves qui étayent l’idée que la loi qui pénalise le client a fait augmenter la traite ou rendu la prostitution plus clandestine. L’étude gouvernementale de 2010 qui a fait le bilan de dix ans de pénalisation montre plutôt le contraire. C’est donc à ceux qui avancent cette idée d’en apporter les preuves. Mais lorsqu’on entend parler d’une augmentation de la clandestinité, on est amené à se demander de quoi on parle. La prostitution, on pense que ça se passe où exactement ?! Les annonces sont toujours publiques pour que les clients puissent prendre contact. Mais l’acte se passe toujours dans un endroit qui n’est pas accessible, à huis clos et c’est là que la personne qui se prostitue est soumise à tous les dangers.

L’enquête qui a inspiré la loi, en 1977, a bouleversé la recherche suédoise sur la prostitution en amenant un changement de perspective. Pour la première fois en Europe, le point de départ était le vécu des prostituéEs. Pendant trois ans, les chercheurs ont vécu dans des milieux de prostitution et leur nouveau savoir a découlé de cette réalité. Avant l’enquête, la recherche cherchait à établir une déviance chez les personnes se prostituant ou bien à les intégrer à la société majoritaire et on n’avait accordé aucune attention au rôle du client. Or, dans cette étude, les jeunes femmes ont commencé à raconter leur histoire. à l’époque, les chercheurs n’ont pas proposé de pénaliser les clients. Mais depuis on a vu émerger la traite avec ses réseaux mafieux et armés, et c’est ce qui a impulsé l’introduction de la loi. Depuis son vote en 1999, l’avis des Suédois sur une pénalisation des clients a beaucoup évolué : alors qu’en 1996, près de 70 % d’entre eux étaient contre, ils sont plus de 70 % à la défendre aujourd’hui.

L’être et la marchandise

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Ekman fait une synthèse accablante : pour elle les discours en faveur de la légalisation sont de la pure rhétorique. Ces discours mystifient les citoyenNEs. (…) L’auteure est animée par un souci de profonde humanité. Elle a utilisé des concepts qui collent, selon elle, au vécu des femmes. Pour cette auteure, tout discours qui ne prend pas le temps de rencontrer humainement les prostituées et les mères porteuses est pure abstraction et pure propagande en faveur d’intérêts économiques.

Nous avons publié la recension de Pascale Camirand, philosophe et éthicienne, de l’ouvrage d’Ekis Ekman sur notre site : La cruelle chosification des femmes prostituées et des mères porteuses.
Kajsa Ekis Ekman, L’être et la marchandise. Prostitution, maternité de substitution et dissociation de soi, M éditeur, 2013, 22 €, ISBN : 978-2-923986-64-7.

Sandrine Goldschmidt sur le blog À dire d’elles propose une autre réflexion autour de L’être et la marchandise : la perversité du système d’oppression est ici totale, comme l’explique Kajsa Ekis Ekman (…) pour contrer l’évidence du crime de masse que constitue l’autorisation faite à des hommes de payer pour disposer sexuellement et violemment d’êtres humains, le mensonge est partout et il est organisé. À découvrir ici : « Plaidoyer pour l’abolition. Il est possible de faire changer les choses. ».

À lire aussi, notre présentation de M Éditeur.