Petite réflexion sur ces nouveaux mots destinés à dissimuler, au prétexte de ne pas « heurter ».
Les temps sont à l’euphémisme. Ces dernières décennies avaient vu fleurir « l’échange économico-sexuel » et autres « sexualités récréatives ». Mais l’inventivité terminologique est loin d’être épuisée. L’intitulé d’une récente communication universitaire a ainsi mis à l’honneur la notion de « sexualité intergénérationnelle rétribuée[1] ». Il s’agissait de réfléchir au « travail fourni par des femmes jeunes performant le rôle de Sugar Baby afin de valoriser leur pouvoir érotique (…) »
Sexualité intergénérationnelle rétribuée… «Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites». Un homme âgé use de son pouvoir financier pour imposer des pratiques sexuelles à une femme jeune qui doit piétiner son propre désir et même, le plus souvent, réprimer son aversion. Le lien « intergénérationnel » ici mis en avant n’est rien d’autre que l’expression la plus éculée de la domination patriarcale.
Peut-être le mot prostitution pourrait-il donner une idée de ce rapport de domination ? Mais il est désormais « banni ».
Sans doute utiliser le terme de « prostitution » ferait-il en effet des jeunes femmes en question des « prostituées ». Ce qui reviendrait à les offenser. Si l’on peut juger tout à fait louable le souci de ne pas les juger, on peut s’interroger sur le déni qui en découle. Ne pas porter de jugement sur les personnes doit-il conduire à détourner les yeux face aux expressions contemporaines, pourtant grossières, d’un système de domination séculaire et usé jusqu’à la corde ?
L’époque étant à « l’empouvoirement » et à « l’agentivité », les études préfèrent se porter doctement sur le « pouvoir érotique » des « sugar babies ».
Loin de nous, qui sommes bien placé·es pour connaître leur intelligence et leurs capacités, l’idée de croire que ces jeunes femmes sont en effet sans ressources face à l’exploitation qu’elles subissent. Mais que pèse leur malheureuse résistance au quotidien face à la tenace organisation sociale qui continue de fournir des femmes, de préférence très jeunes, à des hommes de tous âges, dont l’éternel « droit au sexe » passe avant toute autre considération ?
Au moment où tant de rapports de domination sont enfin remis en question (racisme, colonialisme, sexisme… quand il n’est pas rémunéré), où heureusement leur longévité dans l’histoire ne suffit plus à les épargner, comment expliquer la complaisance infinie qui continue de protéger la plus vieille exploitation du monde, celle qu’imposent les prostitueurs ?
Contourner les mots et la réalité qu’ils désignent ne peut qu’organiser le déni, interdire à la pensée de se frayer un chemin. Sans doute le mot prostitution n’est-il pas idéal, sa charge négative conduisant certains esprits à la reporter, à tort, sur celles qui en sont victimes. Mais il a l’avantage d’avoir un sens et d’appeler un chat un chat. Donc de permettre une prise de conscience, que ce soit aux yeux de l’opinion ou des intéressé·es. Quelle sexualité « récréative » ou « intergénérationnelle », quel sugar baby et autre sugar daddy seraient à même d’éveiller la moindre capacité de penser et surtout de remettre en cause l’ordre existant ?
[1] EHESS, Paris, Atelier Genre Travail Sexualités, 13 juin 2022.