Comment parler de prostitution au lycée : une CPE s’exprime

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Lina H. est Conseillère principale d’éducation (CPE) dans un lycée professionnel des Hauts-de-Seine. Elle livre son expérience quotidienne auprès des jeunes, sur la question de l’estime de soi, de l’égalité filles-garçons, de la violence prostitutionnelle

À quelles situations est confronté au quotidien un lycée professionnel comme le vôtre ?

Le premier constat est simple. Chez les élèves, l’estime de soi est dévastée et dans 95% des cas ils ont des parcours scolaires chaotiques. Ils arrivent au lycée avec des idées cabossées, des besoins de revanche, les autres élèves les renvoient à leurs propres difficultés, leurs propres douleurs. D’anciens élèves harcelés deviennent à leur tour harceleurs. Ils cherchent à obtenir une réparation par un retournement de situation.

Il y a également un mélange des cultures qui peut donner lieu à des explosions de points de vue, et notamment à beaucoup de jugements sur les filles. Nous avons d’ailleurs beaucoup de filières à la mixité très faible. Cela témoigne, plus que des failles dans les dispositifs d’orientation, d’un problème d’éducation. Depuis tout petits, leurs parents régentent leurs choix. Ces jeunes ne s’autorisent pas à sortir des stéréotypes, à être qui ils veulent être. Etre est déjà compliqué. S’autoriser à être est impossible quand on est dans une logique de survie. Ils cherchent surtout des référents parmi les adultes qu’ils voient autour d’eux.

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Concernant les jeunes primo-arrivants (ce lycée en accueille un certain nombre), les questions autour du harcèlement, de l’égalité, leur paraissent souvent complètement secondaires. Les matières « académiques » sont leur seule préoccupation. Ils ne participent pas aux actes de harcèlement. Cependant, des chocs culturels peuvent apparaitre, sur l’égalité filles-garçons ou l’homosexualité, et ils s’en saisissent  comme de portes ouvertes pour la discussion. Ils ne sont pas dans l’esprit d’imposer leur point de vue.

Quelles actions de prévention mettez vous en place pour répondre à ces situations ?

Ces constats nous amènent logiquement à un diagnostic. Des choses qui nous paraissent criantes, que l’on ne peut pas ne pas voir et qui donnent lieu à des échanges entre collègues. Ensemble nous avons envie de donner de nouvelles perspectives. On m’a confié l’animation du CESC (Comité d’éducation santé citoyenneté) alors que c’est normalement le rôle de la proviseure adjointe. La prévention, c’est souvent une histoire d’individualités, qui se mobilisent pour le montage de leur propre projet. Ici, nous avons eu envie collectivement de faire plus, notamment sur les sujets de la sécurité routière et des droits des femmes. Nous avons aussi un contexte particulier, avec une plus faible pression sociale des parents sur les choix des activités pédagogiques, et des jeunes plus âgé·es (certain.es sont majeur.es), ce qui nous donne plus de liberté dans le choix des sujets et nous permet d’aller plus loin dans les discussions. Par ailleurs, nous ne sommes jamais dans l’idée de présenter des savoirs descendants, mais bien de lancer des débats.

La question de la prostitution est-elle, selon vous, un sujet à traiter dans un établissement comme le vôtre ?

Pour penser à mener des actions sur de tels sujets, il faut souvent avoir soi même reçu une formation au préalable. De plus, il y a souvent un rejet de ces problèmes par les établissements, comme s’ils ne les concernaient que de très loin. Personnellement, c’est le terrain qui m’a confirmé ce besoin d’évoquer la prostitution.

Dans la manière d’aborder le sujet, il faut être très clair sur les définitions. Pour nous, il faut parler de prostitution dès qu’il y a un acte sexuel contre quelque chose. C’est en cela que l’utilisation du mot « michetonnage » peut être un problème, car il entretient des flous et évite de se poser les bonnes questions. Il peut être une excuse pour ne pas reconnaitre que l’on a des cas de prostitution dans son établissement. Pour autant, en tant qu’éducatrice, je trouve intéressant, avec les jeunes, d’utiliser ce mot pour le déconstruire, pour ouvrir une discussion. Mais il faut que le mot prostitution finisse par être posé ; et qu’il soit dit qu’il ne s’agit pas d’une simple expérience, d’une « envie de duper un homme », mais bien d’une manipulation des jeunes filles par les hommes, et d’une mise en danger.

Quels sont les freins et les leviers pour la mise en place d’interventions de prévention?

Il faut d’emblée dire que les élèves ne sont jamais un frein. Les freins et les leviers sont souvent liés à des individus. La direction peut donner des encouragements. La question du budget est également importante.

Il faut aussi oser prendre des initiatives. En général, même s’il n’y a pas toujours d’encouragement, il n’y a pas non plus vraiment de découragement de la part des hiérarchies. Il peut arriver parfois qu’on aie peur de ne pas maitriser ce que l’on va faire. Mais ce phénomène est atténué en lycée professionnel où l’on sait déjà que l’on ne peut pas tout maitriser, que chaque journée va nous apporter son lot d’imprévus.

Le frein est aussi dans la gestion du temps. Nous en manquons pour tout faire car il faut être derrière chaque élève. Et la mise en place de projets prend beaucoup de temps et d’énergie, nécessite de sortir de l’urgence du quotidien.

Il faut se saisir du CESC, et toujours partir de son propre environnement immédiat, son terrain. Il ne faut pas hésiter à se remettre en question. L’humilité est fondamentale pour pouvoir s’adapter aux évolutions des situations. Quand on est éducateur·trice, on se doit de tout essayer.

Pour votre établissement, quel apport peut être celui des intervenant.e.s extérieur.e.s ?

La plus-value n’est pas la même pour les élèves que pour l’équipe pédagogique. Côté  élèves, ils savent qu’ils ne les reverront pas les personnes intervenantes, ce qui leur donne de la liberté.  Il n’y a pas, comme vis-à-vis de nous qui avons une étiquette et représentons une figure d’autorité, l’enjeu de « bien répondre ». Avec les intervenant.e.s, ils ne sont plus tout à fait des élèves, ils redeviennent des citoyen·nes. Et pour les agent·es de l’établissement, cela permet d’avoir un autre regard sur leur public. L’intervenant·e extérieur·e a un rôle de défricheur, permet une sortie de l’entre-soi de l’Education Nationale, offre la possibilité de voir les situations avec d’autres yeux, sous de nouveaux angles. Vous venez de l’action de terrain, vous avez des réponses parfois plus concrètes, plus pragmatiques sur les sujets des violences sexistes et sexuelles. Au Mouvement du Nid, votre humanité transparait dans vos interventions. Il y a dans les associations en général ces convictions et cette éthique qui font la différence.

Les questions autour du harcèlement, de l’égalité filles-garçons, de la lutte contre les violences sexuelles avaient-elles été abordées lors de votre formation ?

J’ai eu l’occasion de travailler dans un collège des quartiers nord de Toulouse, auprès d’un CPE extraordinaire. J’ai été au contact d’enfants des cités et de gens du voyage. C’est là que ma vocation est née, que j’ai pris conscience des inégalités et de ce qu’il était possible de faire, à mon niveau, pour aider à les corriger. Par la suite, je suis passée par une formation IUFM, qui prépare aux métiers de l’Insertion (agent d’insertion, CPE…). Très axée sur les relations humaines, elle traitait du social, des inégalités, des relations filles-garçons, de l’égalité des chances (thème à la mode en 2010). C’étaient des questionnements, une ouverture d’esprit, plus qu’une formation théorique. Pour moi il faudrait aujourd’hui un plus grand apport de connaissances théoriques, de notions-clés, des exemples de mise en application. A l’Education Nationale, on ne pense toujours pas ces matières comme des socles, mais comme un complément, un plus. Il faudrait intégrer ces sujets comme faisant partie d’un ensemble et les assimiler dans toutes nos décisions et nos pratiques.