Stages « clients » : « ce qui fait la différence, c’est le témoignage des survivantes »

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stages clientsLes stages « clients » pour la Fondation Scelles, Frédéric Boisard, chargé de mission, les anime dans le Val d’Oise (Pontoise) et à Paris avec Rosen Hicher, survivante de la prostitution. Il a déjà été confronté à plus de 800 stagiaires, tous des hommes. Il fait le point avec nous…

A lire en complément de notre dossier spécial : « clients » prostitueurs : fin de règne ? 

Comment les stages « clients » ont-ils été mis en œuvre ? Quels sont les obstacles ?

Frédéric Boisard : La mise en œuvre de la pénalisation s’est faite progressivement à Paris. Aujourd’hui, ce qui coince encore, c’est le manque de conviction de certaines des personnes chargées d’appliquer la loi. En particulier du côté de la police mais aussi de la justice. Par exemple, les quelques « clients » de mineur·es pénalisés, à notre connaissance, n’ont été condamnés qu’à des peines avec sursis.

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De toute évidence, il faut former les professionnel·les. La formation a un impact important sur l’organisation des stages « clients ». Les personnes qui les ont suivis comprennent tout de suite la logique de la pénalisation. Pour les autres en revanche, pas de déclic. J’observe aussi une différence selon que les fonctionnaires de la police ou de la gendarmerie sont des hommes ou des femmes. Les femmes me semblent s’investir davantage dans cette loi. À Pontoise, nous avons affaire à deux magistrates très motivées et impliquées. Une gendarme qui participe au stage, formée, emploie un vocabulaire juste, non stigmatisant, et cela fonctionne très bien.

Quel est le profil des « clients » prostitueurs que vous recevez en stage ?

Comme on le sait depuis longtemps, ce sont des «Monsieur tout le monde», de tous âges, de tous milieux sociaux, des hommes bien insérés, des maris ou conjoints, des pères de famille.

En revanche, j’observe une évolution, et notamment des différences entre les stages à Pontoise et à Paris. Cela tient à mon avis au fait que les hommes sont verbalisés sur des modalités différentes. À Paris, où la prostitution de rue reste importante, les verbalisations se font principalement dans trois lieux : Bois de Vincennes, Bois de Boulogne, Belleville.

On a alors surtout affaire à des hommes qui ont sollicité des femmes dans des camionnettes ou à l’entrée d’immeubles. Ils sont interpellés : ils signent, reconnaissent les faits, reçoivent leur convocation, vont au stage.

Si on va sur le site Sex Model, on voit que le nombre d’offres est colossal.

Il y a des critères de recherches, vous scrollez sur l’écran, vous n’arrivez jamais au bout de la liste.

À Pontoise, c’est différent. On fait face à une majorité d’hommes interpellés soit à la sortie d’une chambre d’hôtel, soit par téléphone, et qui sont tous passés par le numérique pour prendre contact. Ils sont en général un peu plus jeunes, plutôt plus diplômés et plus à l’aise avec les habitudes de la jeune génération. Ils ont un comportement de consommateurs, sont dans une objectification totale de la personne prostituée, au moins jusqu’à la rencontre. Ils se comportent un peu comme au fast-food, ils font leur menu, choisissent des ingrédients.

Si on va sur le site Sex Model, on voit que le nombre d’offres est colossal. Il y a des critères de recherches, vous scrollez sur l’écran, vous n’arrivez jamais au bout de la liste. Vous pouvez choisir une femme en fonction de sa couleur de peau, de ses origines. Ensuite, certaines viennent au domicile du « client » (amenées par un proxénète). C’est une forme d’ »Uberprostitution ».

Les jeunes sont donc loin d’avoir intégré cette « nouvelle norme » sociale, « on n’achète pas le corps d’une femme » ?

Cela dépend bien sûr des jeunes, tous ne sont pas « clients ». Et ce sont aussi les jeunes qui sont le plus capables d’avoir une réflexion sur leurs actes, de changer ; contrairement aux « clients » prostitueurs plus âgés qu’on a à Paris, pour qui on a peu d’espoir qu’ils abandonnent leurs stéréotypes sur les femmes et le sexe. Les jeunes sont beaucoup plus réceptifs à notre discours, capables d’entendre notre logique et de comprendre leur responsabilité dans la perpétuation de cette violence. Certains ont suffisamment évolué pour dire qu’ils vont en parler à leurs amis.

Voyez-vous une évolution dans ces stages « clients » depuis 2017 ?

Les premières années, on n’avait que des hommes qui prétendaient que c’était la première fois. On en a un peu moins. À l’autre extrémité, on a plus de sessions avec des consommateurs réguliers, voire qui se disent « addicts » au sexe et vont voir des psys.

Ce n’est pas une excuse de plus ?

En stage, on a des tonneaux d’excuses. Très peu reconnaissent devant les autres savoir qu’ils ont fait quelque chose d’illégal. La majorité est soit en colère d’être là, soit ne se reconnait pas dans le portrait qu’on fait du prostitueur. Ils se voient beaucoup comme plus victimes que leurs victimes…

Il faut le faire savoir : pour la police, c’est très facile de les attraper : ils confirment leur rendez-vous par SMS et se mettent d’accord sur la prestation. La police l’intercepte, contacte les auteurs et les place devant la preuve.

Pendant la journée, comment évoluent-ils ?

Au début, il y a beaucoup d’hypocrisie dans leur discours. Ils se démasquent en général au fil de la journée. De moins en moins disent qu’ils ne connaissaient pas la loi. Ils savaient que le « client » est pénalisé, mais cela ne leur faisait pas peur. Ils misaient sur le « pas vu pas pris ». Le phénomène de groupe joue aussi, notamment chez les jeunes. Ils se refilent les sites. Ou alors, se font des cadeaux d’anniversaire…

Ils ont également un sentiment d’impunité lié au fait de passer par Internet, ils croient qu’il y a zéro risque. Et pourtant, ils se font attraper. Plusieurs ont été verbalisés dans le même hôtel… La police est là, en planque pour un démantèlement de réseau, et frappe à la chambre d’hôtel, parfois à sept ou huit, c’est impressionnant. Il faut le faire savoir : pour la police, c’est très facile de les attraper : ils confirment leur rendez-vous par SMS et se mettent d’accord sur la prestation. La police l’intercepte, contacte les auteurs et les place devant la preuve.

Repartent-ils convaincus par la loi ?

Mais en général, ils craquent après avoir entendu les témoignages. On diffuse ceux d’une femme nigériane, d’une mineure, et puis Rosen parle. Et là, ils ne peuvent plus faire semblant.

Je ne me fais pas d’illusion sur le fait qu’il y aura des récidives. Mais la plupart ont l’air sincèrement réceptifs. Plusieurs éléments fonctionnent : déjà, la peur du gendarme. Se retrouver le pantalon par terre avec 4/5 flics qui rentrent dans une chambre, puis recevoir une convocation et aller dans un tribunal, certains primo-délinquants ne veulent pas vivre ça une deuxième fois…

Mais le plus important, ce qui fait toute la différence, c’est le témoignage des survivantes. Le stage, ça reste une bagarre. On essaie d’être dans l’échange, mais parfois il faut savoir être ferme. Il y a beaucoup de discussions, même des exclus, parfois. Mais en général, ils craquent après avoir entendu les témoignages. On diffuse ceux d’une femme nigériane, d’une mineure, et puis Rosen parle. Et là, ils ne peuvent plus faire semblant.

Le plus positif, c’est la bascule qu’on voit, physiquement, au cours de la journée. Le soir, ils disent des choses auxquelles nous-mêmes n’avions pas pensé, et qui sont à l’opposé de ce qu’ils racontaient le matin. Certains ont compris la violence qu’ils infligeaient. lls repartent avec une petite graine, qui va rester. Je pense que certains pourraient même devenir des ambassadeurs auprès d’autres hommes.

Pensez-vous que les stages « clients » peuvent changer la donne ?

Il y a des choses positives, mais aussi des tendances inquiétantes, concernant notamment la prostitution de mineures. Une jeune fille de 14 ans, victime, dans un dossier pénal, expliquait avoir eu 600 appels de « clients » en une journée. En face, vous avez 396 verbalisations en 2021 à Paris… On est loin du compte.

À propos des mineures, il y a une autre tendance inquiétante. Lors des derniers stages « clients », nous avons eu surtout des hommes qui avaient été interpellés via des annonces Internet. La police leur dit que les victimes étaient mineures, et leur demande s’ils le savaient. Il leur suffit de répondre qu’ils ne savaient pas. Au lieu d’entamer des poursuites, les autorités les ont condamnés à des stages de sensibilisation. Alors qu’ils sont passibles d’une peine de prison…

A lire également, notre dossier : « client »-prostitueur : fin de règne ? 

LES STAGES EN ILE-DE-FRANCE EN 2021

Selon les chiffres recueillis par Frédéric Boisard, 396 « clients »
prostitueurs ont été verbalisés l’an dernier à Paris. Parmi eux, 157 ont
suivi un stage de sensibilisation. La Fondation Scelles a animé 15 stages
sur les deux départements où elle intervient en 2021(environ 50% des stages à Paris) : 12 stages à Paris et 3 à Pontoise. En fin de stage, près de 90 % des stagiaires indiquent
avoir acquis de nouvelles connaissances sur la prostitution et expriment
leur volonté de ne plus y avoir recours. Dans l’Essonne, François Roques
nous indique qu’en 2021, 5 stages ont eu lieu avec 43 hommes en tout.
En 2022, la Seine-Saint-Denis a signé une convention pour l’organisation de stages.