Une nouvelle norme internationale ambitieuse contre la violence et le harcèlement au travail. Au bout de longues années de mobilisation de la Confédération syndicale internationale, l’Organisation internationale du travail a adopté en juin 2019 la première norme internationale visant à éliminer la violence et le harcèlement dans le monde du travail. Cette avancée renforce-t-elle les positions abolitionnistes ?
L’organisation internationale du travail (OIT) a adopté le 21 juin 2019 la première convention internationale concernant l’élimination de la violence et du harcèlement au travail, incluant le principe de sanction. Ambitieuse et novatrice, cette Convention n° 190 a été obtenue au terme de négociations tripartites entre syndicats, gouvernements et employeurs.
Elle engage les États qui la signeront à mettre en place un cadre complet de politiques publiques, des mesures législatives et normatives pour prévenir et éliminer la violence, y compris psychologique, et le harcèlement au travail. Elle reconnait que la violence et le harcèlement fondés sur le genre « touchent de manière disproportionnée les femmes et les filles » et qu’ils « mettent en péril l’égalité des chances et sont inacceptables et incompatibles avec le travail décent ».
Pour Sabine Reynosa, membre du collectif confédéral Femmes-Mixité de la CGT, qui a participé aux débats, c’est une victoire : « Nous avons gagné sur le fait qu’il s’agisse d’une convention, donc contraignante, assortie de recommandations, et sur la définition des violences, suffisamment large. Nous sommes parvenues à imposer la notion de « monde du travail », beaucoup plus étendue que celle de « lieu de travail » et qui comprend donc les transports, lieux de restauration et toute activité hors travail mais en lien avec ce dernier ; mais aussi à englober tou·tes les travailleurs/euses, y compris les plus précaires, stagiaires, bénévoles, en recherche d’emploi, jusque dans le secteur de l’économie informelle, très importante pour les femmes.
Et nous avons obtenu que soit fait le lien avec les violences domestiques, qui ont forcément un impact dans leur rapport au travail. Il s’agit donc d’une grande avancée pour les droits des femmes. » Mise en place d’un environnement de travail non sexiste, refus des blagues sexistes et des agressions sexuelles, formation des managers, sensibilisation des salarié·es, sanction des auteurs, sont donc des dispositions appelées à faire leur chemin dans un nombre croissant de pays. Quelles conséquences pour l’abolitionnisme ?
Avec cette nouvelle norme, comment la prostitution, commercialisation du harcèlement, du sexisme et des violences, pourrait-elle devenir, ou rester, « un métier comme un autre » ? En tant qu’abolitionnistes, on ne peut que s’interroger sur la légitimité de la prostitution dans ce nouveau contexte : violences physiques et sexuelles, insultes sexistes, en sont partout le quotidien comme le résume cette remarque d’une femme prostituée : « On devrait nous décorer pour accepter ce qu’on accepte. » Ou cette autre : « Que voulez-vous faire quand un client vous traite de pute pour vous humilier ? Hein, si ça lui fait du bien ! ».
Si ce nouvel outil semble aller dans le bon sens, il est surprenant qu’il ait été conçu par l’OIT, connue pour ses positions réglementaristes en matière de prostitution. Beaucoup d’ONG avaient d’ailleurs redouté que les objectifs du texte soient détournés par les lobbys du « travail du sexe ». En mai 2019, 85 d’entre elles avaient adressé une lettre à l’OIT demandant expressément à ce que le concept de « sex work » ne soit pas inclus dans cet instrument progressiste. À leur grand soulagement, il n’a finalement pas été abordé pendant les débats. Certains avaient d’abord tenté de l’inclure, via un amendement, mais ce dernier avait finalement été retiré.
Taïna Bienaimé, directrice de la Coalition Against Trafficking in Women (CATW), se félicite de l’existence de cette nouvelle norme internationale. Mais elle s’interroge.« Comment des pays réglementaristes continueront-ils à justifier la prostitution ? L’article 1 de la Convention ne fait rien d’autre que la décrire exactement : « un ensemble de comportement et de pratiques inacceptables (…) qui causent ou sont susceptibles de causer un dommage d’ordre physique, psychologique, sexuel ou économique, et comprend la violence et le harcèlement fondés sur le genre. » On sourit presque », ajoute-t-elle, « lorsqu’on lit dans l’article 9 que les employeurs devront contrôler les actes de violence et de harcèlement et prendre des mesures. Les tenanciers devront-ils rentrer dans les chambres pendant les passes pour s’assurer du comportement des prostitueurs ? »
Bref, pour elle, ce texte est une bonne nouvelle : « Mais comment en faire un outil ? Peut-être une survivante de la prostitution pourrait-elle, à terme, attaquer un gouvernement qui signerait cette convention ? Ou une personne se trouvant dans un bordel légal, dans un pays réglementariste?… »
Un piège sous-jacent
Sabine Reynosa, néanmoins, perçoit dans ce texte un piège sous-jacent. « Certes, il n’est pas question dans la convention de « travail du sexe » mais on cite le travail isolé, de nuit, le secteur de l’hôtellerie et du « divertissement ». Dans une perspective réglementariste qui assimile la prostitution à un travail, il y a là, à la limite, un instrument de plus pour défendre l’idée d’un cadre, d’une réglementation. De même, le texte parle de promouvoir le « travail décent » et invoque la « liberté, la dignité »… Mais les réglementaristes peuvent tout à fait défendre, au nom de ces valeurs, une prostitution prétendument indépendante qui serait selon eux « digne » par rapport à un bordel sordide.»
Pour Sabine Reynosa, le meilleur instrument international abolitionniste reste la Convention de l’Onu de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. « Pourquoi et comment ce texte a-t-il pu être oublié et inutilisé à ce point ? Comment la France, qui l’a ratifié, a-t-elle pu entériner la loi Sarkozy de 2003 qui réprimait les personnes prostituées ? »
Ce texte fondamental parle clairement des « victimes de la prostitution » et interdit leur fichage. Il désigne les proxénètes et pose l’interdiction du proxénétisme. À part la question des « clients », qui à l’époque n’était pas encore bien identifiée, il constituait un socle qu’il aurait fallu mieux défendre et faire vivre. La loi de 2016 en est d’ailleurs, et enfin, la suite logique. Elle précise les modalités possibles d’aide aux personnes et de sortie de prostitution qui étaient déjà abordées dans la Convention de 1949 mais sans détails suffisants ni mesures concrètes. Pour le moment, il faut attendre de voir l’entrée en vigueur de la Convention n° 190, prévue douze mois après qu’au moins deux états l’aient ratifiée. Reste à savoir lesquels, et quand…
Des textes de plus en plus nombreux vont dans le même sens. En France, la notion d’« agissements sexistes » est entrée dans le Code du Travail en 2015 : « Nul ne doit subir d’agissement sexiste, défini comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. » De son côté, le Parlement européen a adopté le 11 septembre 2018 une résolution sur les mesures pour prévenir et combattre le harcèlement moral et sexuel sur le lieu de travail, dans les espaces publics et dans la vie politique dans l’Union européenne.